
Aimer son fils, il y a des limites. La 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris s’est fait fort de les énoncer.
Le 28 septembre, Nathalie Haddadi, quarante-trois ans, salariée dans le secteur privé, a été condamnée à deux ans de prison ferme pour avoir « financé le terrorisme ». Trois semaines plus tôt, le ministère public avait requis dix-huit mois. Le procès a ainsi vu le triomphe de la raison antiterroriste. De quoi s’agissait-il ? Du procès de l’amour d’une mère.
Nathalie Haddadi a payé des billets dʼavion à son fils radicalisé qui sortait de prison en novembre 2015, alors quʼil était visé par une interdiction de sortie du territoire ; billets pour lʼAlgérie puis pour l’Extrême-Orient, et elle lui a fait parvenir 2 800 euros alors qu’il se trouvait en Malaisie, d’où il aurait rejoint la Syrie, pour y mourir dans l’été 2016.
Ce jugement, par sa sévérité, n’en dit pas seulement long sur la paranoïa d’État justifiée par la lutte antiterroriste, autrement illustrée par l’accumulation de mesures d’urgence dans la loi ordinaire.
Il en dit long aussi sur la dégradation, l’insidieux mépris collectif, où a glissé au fil des ans, en un long et complexe abandon, la figure maternelle. Paradoxale disparition, alors que s’insinue partout dans nos vies l’inquisition de l’État-Maman ? Plutôt corollaire implacable : l’État assume les fonctions maternelles dont il affirme libérer la femme (au point qu’il en est venu, lors de la précédente législature, à réduire la durée du congé maternité au nom l’« égalité femme-homme », couvert qui n’était pas que le faux nez de raisons budgétaires). L’État materne, et dès lors l’amour maternel ne pèse plus rien face aux raisons d’État.
Peu importe ici la répugnance que nous inspire l’engagement de jeunes gens tels que le fils de Mme Haddadi, dans la dérive criminelle d’une religion dégénérée. Peu importe même l’éventualité que pour cette religion dégénérée les mères de ces jeunes gens aient pu avoir quelque complaisance (ce qui n’était en l’occurrence manifestement pas le cas).
Dans l’affaire Haddadi, ce ne sont pas des actes qu’on a jugés, mais des êtres. Un être, qui porte la souffrance de centaines, de milliers d’autres, et la faute de millions. Nathalie Haddadi n’a pas été jugée pour un transfert de fonds, mais pour ne s’être pas repentie au confessionnal de l’état d’urgence d’avoir mis un fils au monde. Elle a cru, qu’elle ne serait pas digne d’une mère si elle ne secourait pas son fils. Elle est jugée pour l’avoir secouru. Elle est jugée pour être mère.
Certes, elle a aidé son fils à se soustraire à la justice. Oui, c’est le billet d’avion pour l’Algérie. Est-elle devenue pour autant un danger pour la société ?
Il faut écouter son témoignage et regarder le visage qui l’exprime :
Je reçois un appel. C’est lui. Je suis en colère, mais je suis contente d’avoir des nouvelles. Il est vivant. (…) Il me dit, Maman, je te demande pardon, je t’aime, mais j’aime Allah plus que toi (…) Je lui dis reste en vie. Maman vient te chercher.”
Maman vient te chercher.
Les mères de djihadistes sont les Andromaque de ce temps. Elles n’ont pas de Troie à pleurer, elles sont de la même cité que leurs juges. Mais elles ne livrent pas leur enfant. Elles cherchent d’abord à le sauver.
Et puis le fils de Nathalie Haddadi est mort. Une autre main l’a tué que celle de l’État qui n’entendait que le remettre en prison, et auquel sa mère a tenté de le convaincre de se rendre.
On n’insistera jamais assez sur ce point : quand Nathalie Haddadi est jugée, son fils est mort.
Que redoute la société ?
Une justice sage n’aurait-elle pas reconnu l’impossibilité pour cette mère d’agir autrement qu’elle ne l’a fait, et opté pour une condamnation symbolique, propre à ménager l’austère et froide raison de la responsabilité politique ?
Deux ans.

« Responsable de son chiard. » Avec la condamnation, l’ordure des réseaux sociaux.
Deux ans de tourments, des années encore compliquées par les affres de la procédure – car Nathalie Haddadi fait appel, à bon droit sinon avec grande espérance, de l’iniquité qui la frappe –, alors qu’elle porte le deuil d’un fils.
Deux ans, et cette peine ne remue pas l’opinion, et le Monde peut en rendre compte avec une placidité bonhomme sans que ses tribunes soient assaillies de protestations.
Quelque chose s’est corrompu dans la morale publique, et le facteur corrupteur n’est pas bien mystérieux. On n’en ne serait pas arrivé à un tel jugement, à une telle cruauté, une telle insensibilité, sans l’imprégnation de l’État, dans toutes les ramifications de l’appareil administratif, par le féminisme idéologique. Le terrible, l’ironique, est que c’est une magistrate qui a jugé et condamné Nathalie Haddadi. Une mère aussi peut-être, d’un autre « genre ».
Car ce qui a été à l’œuvre derrière ce jugement, c’est l’entreprise « déconstructrice » de la maternité, qui a désintégré les agencements d’us culturels et de références symboliques dont les équilibres – aussi divers qu’il y a de cultures au sens anthropologique – environnaient de durée immémoriale les rôles et la présence des mères dans le monde.
La figure maternelle une fois résumée par la jérémiade féministe à la chronique de la « double journée », de « l’inégalité-dans-les-tâches-ménagères » ou de la « conciliation-entre-la-vie-professionnelle-et-la-vie-familiale », ne laisse pas de place à la tragédie d’un enfant qui se perd.
Pour le féminisme, l’amour maternel est un sentiment inauthentique qui peut être écarté, tenu pour indigne de témoigner à la barre ou d’un témoignage sujet à caution. Il n’y voit qu’une construction. La mère est tenue en suspicion en ce qu’elle est une figure victimaire de la femme non encore « déconstruite » ; et seule vaut la femme émancipée de toute « construction », « déconstruite » en tant que mère et que porteuse de rôles sociaux non interchangeables avec ceux des hommes.
Par l’œuvre de déconstruction, le féminisme réduit l’authenticité de la femme à une idiosyncrasie biologique, dans l’attente d’une reconstruction émancipatrice (l’habituel fantasmagorie totalitaire : l’homme nouveau, ici la femme, résultant d’un processus de rééducation). Exit la mère, et ce qu’il peut y avoir de tripal dans ses sentiments : ce ne peut être qu’un sous-produit inauthentique du patriarcat.
Nathalie Haddadi a eu le front de résister à cette déconstruction, avec pour son fils un amour qui ignore autant les raisons émancipatrices que toute espèce de raison qui lui serait opposée. Elle a été jugée et condamnée par une société aveuglée d’idéologie qui croit racheter, en déniant la mère, la faute imaginaire de lui avoir réservé une vie de femme et de mère donc une vie de victime. Nous vivons des temps schizophrènes.
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Si j’ai bien compris ton argument, CDF, il aurait fallu ne pas la sanctionner parce qu’elle est mère ?
Une mère qui aime son fils drogué, l’aide-t-elle à s’en payer, ou à se faire soigner tout en lui rappelant qu’elle l’aime?
La plupart de ces enfants sont en perte de repères, facilement influençables, sans pères. Le vrai amour d’une mère, n’est-ce pas de donner un père à son gamin, histoire de lui éviter ce genre d’ennuis ?
Je crains que vous n’ayez pas compris le propos. Qui était de souligner la disproportion d’une peine à un acte que les circonstances expliquaient assez pour mériter leur prise en considération comme atténuantes. Et dans cette non-prise en considération, je prétends qu’il y a, au-delà du poids, sur la cour, d’une loi d’exception, une indifférence à certains sentiments humains où se révèle une évolution déplorable de la morale collective.
Le propos n’était donc pas de m’attarder sur les antécédents du procès. Mais rappelons :
Belabbas Bounaga, le fils de Mme Haddadi, n’était pas condamnable pour actes terroristes (Il avait été condamné pour trafic de drogue et avait purgé sa peine) mais pour s’être soustrait à une interdiction de sortie du territoire alors qu’il était l’objet d’une présomption de radicalisation. Et sa mère a été condamnée pour l’y avoir aidé.
Il n’y avait au moment du procès de Mme Haddadi aucun autre acte pénalement qualifiable et imputable à son fils dont elle aurait pu être jugée complice. Elle a été condamnée sur la présomption qu’elle connaissait des intentions criminelles que son fils aurait eues au moment où elle l’aidait. Ce qu’elle nie, et qui n’a pas été prouvé.
N. B. : Vous dites : « Père et repères ». Belabbas Bounaga n’était pas sans père. C’est justement pour le replacer sous l’influence de son père, résident hors de France, que sa mère avait payé le voyage par lequel il a violé l’interdiction de sortie. Pour que ce père, puisque vous parlez de « fils drogué », l’aide à désaccoutumer leur fils de son addiction. Le brillant bilan de la « déradicalisation »
(https://www.marianne.net/societe/gros-echec-le-premier-et-unique-centre-de-deradicalisation-ferme-ses-portes)
mise en œuvre par l’Etat ne lui donne a posteriori pas tort, à défaut de la justifier.
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