Du féminisme managérial – II. L’horreur de la beauté

Les féministes  se plaignent de leur « assignation » à l’apparence pour dissimuler un avantage relatif dans la course l’avancement des carrières.

À propos du travail, c’est une banalité d’entendre ou de lire parmi les récriminations féministes que les femmes engagées dans la vie professionnelle, c’est-à-dire la plupart d’entre elles, s’y voient « assignées à leur sexe », et « continuellement renvoyées à la sphère privée » de leur corps et de leur apparence[1]

L’argument est particulièrement prisé par celles des féministes qui exercent une profession libérale, et sont à ce titre dépourvue de la possibilité de dénoncer un prétendu traitement discriminatoire qui leur serait imposé. Avocate ou médecin, elles trouvent dans ce motif de « genre » de quoi faire bonne cause.

L’une des victimes supposées de cette « assignation », interrogée par Libération, y ajoute ce complément éclairant, sinon original : « Dans les médias (…) les femmes sont toujours définies par leur beauté. »[2]

Les médias, en fait, sont bien plus souvent la caisse de résonance de ce genre de pleurnicheries que l’écho de cette « assignation ». On peut, de droite à gauche, dresser l’inventaire des articles : la rubrique « nous les femmes » meuble le Figaro autant que Libé.

La coquetterie a donc connu de plus grandes heures. Coquetterie. C’en est encore, mais penchant vers la tartuferie : on se plaint d’être assignée à l’apparence, à l’impératif de beauté sous peine de n’être rien, rien de médiatiquement visible, mais du motif de la plainte on n’est guère partageuse. Bien loin, on s’en attribue le monopole pour s’en indigner davantage. Les hommes ne peuvent pas comprendre le malheur d’être belle. Mais il y a cinq cent mille diplômées qui attendent leur quart d’heure de gloriole médiatique.

Que signifie cette complainte du « toujours définies par leur beauté » ?

Comme si l’exigence mercatique de l’apparence ne touchait pas aussi les hommes. Or elle les vise, bien sûr, et pas beaucoup moins sur le marché du travail que sur le marché sexuel et matrimonial[3].

Femme ou homme, la beauté physique des candidats à l’embauche constitue un facteur discriminant devant les emplois les plus qualifiés, sans que la liste se limite à ceux où entre en ligne de compte le « contact avec le public » – circonstance qui mobilise à plein régime dans le tri des candidatures, un avatar aimable du délit de sale gueule. Le critère de la bonne apparence va de soi dans la plupart des cas, sans que les recruteurs – souvent des recruteuses – y fassent plus avant réflexion.

La raison en est générale.

Le troisième sexe

Dans une société schizophrène dont le surmoi rejette la « marchandisation du corps » (ancestrale panique devant le désordre dont la prostitution serait porteuse), tandis que son activité l’institue pourtant en continu, par la généralisation du travail salarié (le lien de subordination qui le fonde organisant la mise à disposition des corps), sans parler des dérives sotériologiques des technosciences, la question de la beauté n’a rien d’ornemental. Elle n’est secondaire ni au sens d’un moindre rang, ni au sens où elle ne serait qu’une conséquence de raisons plus efficientes.

La question de la beauté est globale, en ce qu’elle englobe la laideur et l’investissement de leur champ symbolique commun par la marchandise.

Par la marchandise et par le management. Et pour l’un et pour l’autre, sous ce rapport, il y a trois sexes : les femmes, les hommes, et les laids.

Le sexe féminin est le plus noble. Pas seulement parce qu’il accapare, dans les cultures occidentales, le meilleur et le plus fourni de l’héritage iconographique, mais parce qu’aussi aujourd’hui son prestige victimaire appelle et justifie les opérations de promotion dans lesquelles le management et la publicité excellent.

Le sexe masculin est encore indispensable par quelques traits qu’il partage avec le sexe noble ; il aspire toujours plus à mériter les traits que celui-ci ne partage pas avec lui, à lui emprunter ses moyens pour se tenir à son niveau dans le champ de la beauté.

Le sexe laid, lui, réunit tous ceux que l’apparence a toujours desservis, avec les vieux et souvent les malades (convergence axiomatique santé-beauté). Il ne contribue pas à la valeur symbolique ajoutée. S’il concourt sur le marché des échanges sexuels et conjugaux, il lui faut compenser, par l’argent ou par d’autres ressources plus ou moins valorisables (stabilité sociale, sinon prestige, qualités intellectuelles ou morales…) son handicap relatif. Voire surcompenser, tant l’accès à la fortune et au prestige lui a déjà été plus coûteux.

Cosmétiques, fitness, chirurgie esthétique, magazines et experts, biotechs, demande grandissante d’eugénisme, le territoire de la beauté monnayable s’étend inexorablement. Le secteur cosmétiques-beauté-parfums croît dans le monde à un rythme voisin de 4 % par an[4]. En France, champion du secteur à l’exportation[5], la consommation n’a été que marginalement affectée par la crise, dans les années 2012-2013 ; elle a connu sur le long terme une croissance largement supérieure à la croissance démographique. La population vieillit ; la panique de la disqualification symbolique gagne les « seniors », de plus en plus nombreux à fréquenter les instituts de beauté[6]. La France se peuple de vieilles marquises poudrées. Des deux sexes.

A cette aune, la dictature de la beauté ne peut plus être celle d’un canon unique, dérivée des revues saisonnières de la haute couture comme naguère des us de la Cour ou du salon des beaux-arts. Les majors de la cosmétique l’ont compris depuis longtemps. L’extension des marchés, notamment à l’exportation, appelle une pluralité de critères, dont ces entreprises se recommandent accessoirement avec fierté au titre de leur « responsabilité sociétale ». Voilà ainsi promue la beauté des rondes, pas vraiment nouvelle au regard de l’histoire du jugement esthétique si plus nouvelle comme segment mercatique, qui cohabite avec celui des minces. Rubens et Modigliani.

Or la défense-illustration de la rondeur ne desserre en rien l’emprise de la dictature, au contraire. Elle aggrave le sort de la laideur enveloppée comme de la laideur maigre. Quand la beauté est l’apanage d’une élite très minoritaire, le peuple des laids s’en console ; mais quand elle se « démocratise », qu’elle est censée être accessible à tous, la frustration de celles et ceux qu’elle persiste à exclure – sanction des marchés à l’appui, dont celle du marché du travail – est d’une inédite cruauté.

Compétition des apparences

Le diktat de l’apparence tend à s’accentuer dans le monde de l’entreprise, pour une raison dont on néglige sans doute trop les effets : suivant l’usage anglo-saxon, le style décontracté s’y impose de plus en plus, ouvrant le champ à une compétition des apparences aussi féroce que sournoise, dont le conformisme vestimentaire qui régnait auparavant protégeait les moins bien lotis. Les très moqués costume-cravate et tailleur gris n’embellissent pas les laids, mais ils contiennent la supériorité des beaux ; ils la contingentent à une variation marginale d’une apparence partagée. Ils contribuent à l’égalité des dignités professionnelles à la façon dont hier la blouse des écoles et aujourd’hui encore le treillis des casernes contiennent les inégalités de condition sociale, voire de rang ou de grade.

L’exigence d’un certain type d’apparence n’a pour autant pas disparu des entreprises, tant s’en faut. Mais sa maîtrise est désormais à la charge des employés. Elle requiert une forme de compétence, ou plutôt ce que les mantras RH appellent « compétence » là où l’on parlait de qualifications et de savoirfaire, inclut la mise en scène de soi, toujours justifiée par les nécessités de l’esprit d’équipe, l’information, la transparence, la prévention des conflits, etc.

Et dans les postes de haut encadrement et d’autorité, pouvoir « le faire au charme » dans un style cool est aujourd’hui le meilleur viatique. Il n’est plus un patron de blue ship qui ne se rêve en Steve Jobs. Surtout quand le management applique des méthodes impitoyables en interne et maltraite les sous-traitants…

Dans telle ou telle entreprise, en France, il sera donc assez naturellement de politique délibérée, quoique inavouée, de préférer à l’embauche la plus belle ou le plus beau, même s’il se situe dans le bas de la fourchette des compétences prescrites. Le critère opère parfois même à des échelons plutôt subalternes, le seuil dépendant de la stratégie d’image retenue par l’entreprise, de ce qu’elle engage d’elle en association avec des salariés plus ou moins considérés comme ses « ambassadeurs »[7] de sa ou ses marques. Et de préférer la plus belle ou le plus beau, d’ailleurs, selon une alternance scrupuleusement respectueuse de l’impératif moral de parité aux postes d’encadrement, impératif auquel une direction éclairée souscrit avec ardeur. Beauté, parité, c’est moderne.

Nommer une de ces entreprises ne peut hélas se faire, et l’auteur de ces lignes doit prier le lecteur de bien vouloir suivre son regard. Les nommer, ce serait les désigner crûment à la vindicte gendarmesque, puisque fonder un recrutement sur des caractères physiques est fortement susceptible de tomber sous le coup des dispositions légales visant la discrimination à l’embauche.

Et ce serait s’exposer à une action en diffamation perdue d’avance.

Car comment l’observateur irait-il prouver, devant une cour, que dans l’entreprise *** Jacques est évidemment beau, plus que ne pouvaient l’être Paul ou Pierre auxquels il a été préféré selon ce seul critère sans doute ? Nul juge ne fondera jamais, en l’espèce, sa décision sur la reconnaissance d’une inégalité esthétique, en l’occurrence sur la reconnaissance de la laideur avérée de Pierre ou de Paul. L’impératif démocratique s’impose à la toge et à l’hermine : tout le monde il est beau.

Les féministes qui se plaignent de leur « assignation » à l’apparence omettent de considérer l’avantage relatif que représente l’affreux « stéréotype » qui inclinerait les femmes à prendre plus que les hommes soin d’elles mêmes[8]. Elles en maîtrisent les codes, dont elles savent faire usage, tout en contestant le principe. Tartufe se décline au féminin. Dans la donne de l’employabilité (la langue du capital), les féministes jouent à dés pipés.

[1] Ce sont les termes du « Manifeste des 343 » d’avril 2011, in Libération, http://www.liberation.fr/societe/01012329402-le-nouveau-manifeste-des-feministes.

[2]. Ibidem.

[3] Sur ce sujet voir Jean-François Amadieu, le Poids des apparences, Odile Jacob 2002.

[4] Estimation autorisée du PDG de L’Oréal… http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2014/02/11/97002-20140211FILWWW00181-hausse-du-marche-des-cosmetiques-l-oreal.php.

[5] Avec une croissance continue, entre 5 et 7 % par an, de la filière française depuis la fin des années 90, cf. BPI France, http://www.bpifrance.fr/Vivez-Bpifrance/Actualites/La-filiere-cosmetique-une-industrie-au-parfum-7534.

[6] Selon la Confédération nationale de l’esthétique parfumerie (Cnep) :

http://www.cnep-france.fr/wp-content/uploads/2014/02/LE-MARCHE-DE-LA-BEAUTE-ET-DU-BIEN-ETRE-ANALYSE-ET-PERSPECTIVES.pdf.

[7] Le mot fait fureur depuis plus d’une décennie dans le monde de la communication, où l’on parle de consommateurs ou de salariés « ambassadeurs de marque ».

[8] Manque à l’édification du public une étude sur la consommation de cosmétiques chez les ultras des ligues féministes. Mais les fabricants de pommades, eux, ne ratent pas leur cible : ils savent bien qu’achetant des pages de Marie-Claire, ils touchent l’élite éclairée en même temps que la masse.

Une réflexion sur “Du féminisme managérial – II. L’horreur de la beauté

  1. Bonjour,
    J’aime beaucoup ce genre de nuances apportées au débat.
    Effectivement, ne pas confondre la condition féminine avec les problèmes de notre société basés sur les diktats de l’apparence et de la société de consommation.
    A bientôt, Lycanne

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