
Le secteur d’activité, sous l’aspect du statut juridique des entreprises, constitue un facteur affectant la répartition hommes-femmes globale de la masse salariale que négligent de considérer les études disponibles.
L’économie sociale et solidaire (ESS), mutualiste, associative ou coopérative, représente 10 % des emplois salariés[1] et emploie près de 66 % de femmes, une proportion voisine et même supérieure à la part des femmes dans le secteur public (58 %), et de loin supérieure à celle des femmes dans le reste de l’économie marchande (39 %).
La caractéristique de nombre d’emplois de l’ESS, comparés aux autres emplois marchands, est d’être moins exposés aux impératifs concurrentiels des marchés, ainsi qu’à la concurrence interne entre salariés et à la course à la productivité. L’ESS, dont les gros bataillons exercent des activités sociales, éducatives ou sanitaires, ressortit au secteur marchand mais n’en partage ni la frénésie du résultat financier ni les écarts gigantesques de rémunération entre la base ouvrière-employée et les sommets managériaux.
La branche de l’assurance mutualiste, qui représente l’essentiel des « activités financières » comptant pour près de 12 % des emplois dans l’ESS dont 60 % d’emplois féminins, se prête à une comparaison éclairante avec l’autre secteur marchand, en l’occurrence avec l’assurance privée hautement concurrentielle liée à l’économie spéculative. L’assurance mutualiste repose largement sur des situations de rente. Rien n’oblige les artisans à préférer telle mutuelle, ni le corps enseignant à préférer telle autre, mais cette réalité de droit ne pèse guère devant la spécialisation assurantielle par métiers, le parrainage ou la traditionnelle transmission intergénérationnelle des contrats, la faible fréquence des actes de souscription au cours d’une vie professionnelle, une forme de confiance a priori qui bat en brèche les critères de la concurrence, à commencer par celui du prix (confiance, au demeurant, souvent méritée).
Secteur de services rentier, l’assurance mutualiste offre des contrats de travail souvent durables et à temps complets en aussi forte proportion que dans l’assurance capitaliste, alors que la proportion de contrats plein temps est nettement inférieure dans l’ESS considérée globalement. Bref, des emplois salariés relativement tranquilles au regard du harcèlement managérial qui prévaut ailleurs. Du fait qu’elle est relativement à l’écart de course à la performance, elle l’est aussi de la violence associée, violence plus masculine[2] et dont les hommes, pour s’en garder moins que les femmes, sont du reste beaucoup plus souvent victimes, comme en témoigne la comparaison des taux de morbidité au travail (accidents, suicides)[3]. La mobilisation du « capital humain », selon l’expression que l’idéologie managériale a empruntée au nazisme, y sévit à moindres frais que sur les « plateaux » des entreprises de services en prise avec la concurrence mondialisée.
Ce confort relatif de l’ESS, moyennant des perspectives de carrière médiocres, fait écho à l’apparence de préférence féminine pour la fonction publique.
Dans l’encadrement de l’ESS, la part des femmes, à 54 %, est inférieure à leur part globale (66 %), mais elle est trois fois supérieure à ce qu’elle est dans le reste du secteur marchand (16 %). Dans les catégories de métiers où la concurrence est valorisée, elle l’est tout autant chez les femmes qui y travaillent que chez les hommes ; mais plus un secteur est concurrentiel, moins elles sont nombreuses à se jeter dans la frénésie de réussite professionnelle répondant aux exigences des idéologies managériales. Celles qui cependant adoptent et s’approprient cette vision du monde du travail délaisseront les secteurs comme l’ESS, qui n’y répondent que médiocrement. Les autres, plus nombreuses, préfèrent pondérer en faveur du second terme la sempiternelle alternative « vie professionnelle, vie familiale ».
L’ESS est ainsi le royaume des mères de famille actives des petites classes moyennes. L’option préférentielle pour la sécurité avant la réussite – nous y reviendrons à propos des stratégies conjugales – s’observe plus souvent du côté féminin. La connaissance empirique que chacun peut en avoir dans son entourage suffirait à s’en persuader sans qu’il soit besoin de recourir à des enquêtes de motivation sur vastes échantillons. Les quelques travaux académiques[4] sur le sujet n’en disent pas plus long. Et la prééminence féminine dans la fonction publique l’illustre déjà assez.
L’économie sociale et solidaire exerce donc un effet sur la distribution globale des salaires tous secteurs confondus, en tant que secteur pourvoyeur d’emplois surtout tertiaires donc plutôt féminins, et en tant que dispensateur de salaires médiocres, pour les raisons évoquées. Mais elle l’exerce particulièrement dans le secteur « activités financières »[5] confondant établissements mutualistes et capitalistes dans un même ensemble, et à propos duquel la Dares déplore que « près d’un tiers des hommes salariés [y] sont cadres, contre 13 % des femmes » tout en observant que « ce secteur est celui qui offre à ses cadres les salaires et suppléments de salaires parmi les plus élevés »[6]. L’effet structurel des ces supplément est redoublé par le fait qu’ils sont surtout versés dans les établissements non mutualistes moins prisés des femmes.
[1] En 2006. Source : Observatoire national de l’économie sociale et solidaire.
[2] Nous ne discutons pas ici le point de savoir si cette qualité doit plus au tempérament viril qu’à la surreprésentation des hommes dans les secteurs hautement concurrentiels, celle-ci étant possiblement aussi un effet de celui-là.
[3] Cf. supra, www.sante.gouv.fr/la-mortalite-par-suicide-en-france-en-2006.html et autres.
[4] Cf. Hélène Garner, Dominique Méda, Claudia Senik, « La place du travail dans les identités », in Economie et statistique n°393-394, 2006, p. 35 – www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/es393-394c.pdf.
[5] Dit « EL » dans la nomenclature Ecmoss Insee-Dares.
[6] Dares 2008, op. cit., cf. infra note 53. Dans cet article, la Dares donne un aperçu typique de la myopie volontaire devant les effets de structure, afin d’accréditer l’idée qu’ils n’expliqueraient qu’« un tiers de l’écart salarial ».