
L’impact des interruptions de carrière associées à la maternité sur le salaire féminin est fréquemment avancé, à raison, pour sa contribution aux écarts moyens constatés entre les femmes et les hommes. Ce qui est moins recherché, ce sont les considérations, contraintes et motivations qui sous-tendent ces interruptions.
Volontaires ou subies, les réductions d’activité des salariées ? Les données tirées du « module complémentaire » de l’enquête Emploi 2010 de l’Insee tendent[1] à montrer que les interruptions de carrières ou réductions d’activité, qui touchent une femme sur deux après une naissance, sont au premier chef, bien avant les problèmes de garde, motivées par l’idée que les mères se font du bien de l’enfant et par le désir de se consacrer à son éducation.
Mais derrière l’apparente unité des motivations, la stratification sociale joue fortement. Chez les employées et ouvrières (ou classes de diplômes CEP à bac), c’est l’interruption de carrière qui constitue la modalité majeure de l’effet d’une naissance sur l’emploi. Chez les professions intermédiaires et les cadres (bac + 2 et plus), c’est l’aménagement du temps de travail : fin de journée avancée , mercredi chômé, etc. (hors considération des « RTT 35 heures », dont la prise n’affecte en principe pas le salaire).
Sans plus de surprise (mais cette fois l’enquête de l’Insee ne retient plus le filtre de la hiérarchie salariale), les interruptions de carrières l’emportent en nombre dans le secteur marchand, tandis que l’aménagement du temps de travail est la modalité principale dans le secteur public. On devine que dans le public cet aménagement est ouvert aux professions intermédiaires et aux employées aussi facilement qu’aux cadres, ce qui est loin d’être le cas dans le privé.
Au croisement de ces deux variables, secteur et hiérarchie, sévit donc un double handicap professionnel pour les travailleuses du bas de l’échelle dans le secteur marchand. Leur situation dégradée ne semble pas devoir grand-chose à un fumeux patriarcat qui agirait pour éloigner les jeunes mères de l’emploi, mais elle doit porter à interroger chez celles-ci, en milieu populaire, l’économie des motivations sous la contrainte des moyens de subsistance.
Comme l’écrivent les auteurs de la note du Centre d’études de l’emploi (CEE), « il ne nous est pas possible de déterminer si les changements professionnels des mères résultent d’un véritable choix ou bien s’ils sont imposés par le contexte professionnel et/ou familial »[2].
Là s’arrête la curiosité du CEE.
Souci de l’enfant et plans de carrière
Revenons aux cadres et professions intermédiaires. Le recours à l’aménagement temporaire du temps de travail est moindre à bac + 5 qu’à bac + 2, moindre donc, chez les cadrettes à responsabilités d’encadrement (tous les cadres n’encadrent pas) qu’aux niveaux immédiatement inférieurs de l’échelle salariale. Cette seconde inflexion s’explique : pour ces femmes disposant d’un revenu confortable, les problèmes de garde sont d’une solution aisée et n’entravent pas leur carrière, dès lors qu’elles lui donnent la primeur dans leur emploi du temps.
Faut-il en conclure que le souci de l’enfant et le désir de se consacrer à son éducation sont moindres chez les cadrettes ? Ce serait hâtif et injuste, même si l’enquête déclarative de l’Insee en donne fortement l’apparence. Car dans les classes populaires, derrière l’affirmation que la cessation d’activité se fait d’abord au nom du bien de l’enfant se devine une stratégie d’évitement du travail.
Éloigné, mal payé, sans intérêt, et surtout éreintant… Dans les classes populaires, les motifs de manquent pas pour mettre à profit une occasion d’échapper à l’assignation des corps à des postes qui leur valent une usure précoce.
Il ne faut sans doute pas négliger le fait que certaines déclarations de jeunes mères qui mettent en avant le bien de l’enfant, pour justifier l’abandon de leur carrière, peuvent être des rationalisations a posteriori de situations professionnelles difficiles où la grossesse puis la naissance avaient fragilisé leur emploi : le secteur marchand ne manque pas d’employeurs indélicats ; pousser une femme enceinte à la démission, ou la dissuader de revenir dans l’emploi à l’issue de son congé maternité sont des pratiques que les organisations syndicales ont relativement souvent à connaître (ou ne connaissent pas toujours). Dans ces cas a priori, il n’y a pas eu évitement choisi du travail.
Il ne semble pourtant pas qu’on puisse extrapoler, à partir d’occasionnelles pratiques discriminatoires de ce genre, un effet de masse (par le nombre de déclarantes) suffisant à affecter de façon récurrente les résultats recueillis dans l’enquête Emploi sur l’arbitrage enfants-travail et ses motivations. D’autant moins que le processus de rationalisation inverse a pu aussi interférer : celui qui porte d’autres jeunes mères, confrontées au même choix mais qui ont continué à travailler, à sous-estimer dans leur déclaration l’éventualité qu’elles s’y soient résolues par nécessité plus que par inclination. En situation d’enquête, elles sont enclines à en rajouter sur l’attachement à leur emploi, comme sur leur soulagement d’avoir pu se reposer sur un mode de garde extérieur, même s’il leur coûte les trois quarts de ce qu’elles gagnent : le quart restant n’est pas de trop dans la marmite.
On tiendra donc pour une tendance forte que la balance du soin aux enfants par rapport à la carrière est nettement moins favorable à la seconde parmi les classes populaires que chez les cadres.
Par définition, les femmes qui sortent du marché de l’emploi ne contribuent plus au comptage des salaires ; ce ne sont donc pas celles que va plaindre la litanie féministe sur l’inégalité salariale. En revanche, il faudrait s’indigner du sort de celles qui contribuent encore à ce comptage, puisqu’elles ne sont pas sorties du marché de l’emploi, ayant eu l’opportunité d’y réduire temporairement leur activité. Leur temps partiel a été choisi, mais il sera immanquablement brandi comme « subi » par les propagandistes (ministres ou sectatrices), sur le mode du « moins-payées-en-moyenne » et même du « contrat-plus-précaire-que-pour-les-hommes ».
Faut-il y insister : il n’y a aucune solidarité de condition entre le temps partiel choisi d’une directrice de la comm’ à six mille euros de salaire de base et celui, subi, de l’ouvrière d’entrepôt qui a fini de coller le suremballage du cosmétique en trois-pour-deux que la première achètera chez Monop’ : elle, elle est à six cents (et les inégalités de classe ne sont pas que question d’argent).
Asservir au capital, la nouvelle cause-des-femmes
Revenons donc à cet étage inférieur, plus digne, et à sa stratégie d’évitement.
L’attitude, à la fois de défiance et de défense, des femmes des classes populaires vis-à-vis du salariat, l’Insee la décrit non sans morgue comme un calcul tenant au fait que « leur perte de salaire est moins forte et relativement mieux compensée… » par les transferts sociaux qu’elle ne l’est pour les femmes des strates supérieures. Il n’est pas de mise à l’Insee d’imaginer que ce soit l’asservissement au capital qu’elles fuient, quand l’occasion se présente, ce salariat auquel le féminisme, idéologie des classes à fort bagage scolaire, entend les assigner[3]..
Or dans les mêmes classes populaires, ce phénomène qui porte, en moyenne statistique, à l’inégalité des jeunes mères et des jeunes pères, devant l’investissement professionnel, accentue l’effet d’arbitrage des sphères domestique et professionnelle, déjà plus marqué que chez les cadres, résultant de l’hypergamie féminine[4] (voir supra). Les deux facteurs combinés pèsent sur les déterminants du salaire féminin (volume global de travail, progression de carrière…). Là, les diplômés en « études de genre », qui ont plus de difficulté qu’en haut de l’échelle salariale à dénoncer ce qu’ils croient être des effets de discrimination entre hommes et femmes, peuvent se repaître d’un autre mantra, qu’on traduira au plus court ainsi : chez ces salauds de pauvres, les femmes sont confinées aux tâches domestiques.
C’est le moment de souligner l’enjeu de l’annonce par le gouvernement Valls, en octobre 2014, de la réduction du congé parental au deuxième enfant de trente à vingt-quatre mois. Le congé (« complément de libre choix d’activité », CLCA) au premier enfant avait été retouché par « Loi pour l’égalité réelle entre les hommes et les femmes »[5] promulguée le 22 août 2014 : durée augmentée, sous condition de partage entre le père et la mère. Le législateur avait laissé, sous la même condition, à trois ans au total pour le couple le congé à compter du deuxième enfant.
Le même principe s’appliquant au coup de rabot introduit par la loi de financement de la Sécurité sociale débattue à l’automne 2014[6], le congé maternel est réduit à douze mois. Surdéterminée par des considérations budgétaires, relatives à la branche famille de la Sécurité sociale, la mesure est habillée de la rhétorique féministe sur l’encouragement à l’activité professionnelle des femmes[7]. Un encouragement qui sonne ici fortement, s’agissant des classes populaires, comme une mise en demeure de déférer aux attentes du capital.
[1] Stéphanie Govillot, Insee Première n° 1454, juin 2013 http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1454/ip1454.pdf. Nous usons délibérément de ce tour prudent, car ledit module, encore une fois, consiste en un sondage « déclaratif », non en une observation des pratiques ni en une recension de faits mesurables.
[2] Autrement dit : il ne leur est pas possible de déterminer si les changements professionnels des mères sont imposés par le contexte professionnel ou familial, ou s’ils résultent d’un véritable choix. La remarque est honnête, sans doute, mais la postposition du « contexte » dans l’énoncé indique assez où va la préférence des auteurs, en dépit de leur expectative ; la formule sonne comme une excuse pour n’être pas en mesure d’étayer suffisamment l’hypothèse attendue par la doxa.
[3] Insee Première intitule sa synthèse « Après une naissance, un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité contre une femme sur deux ». Une rédaction impartiale se serait présentée sous la forme « Un homme sur neuf et une femme sur deux ». L’emploi intempestif de l’adverbe « contre », témoigne de l’attachement du « sociologue d’État », comme dit Jean-Claude Michéa, à la représentation des relations entre conjoints comme un champ de négociation conflictuelle. Ce que l’Insee semble retenir par ce lapsus, ce n’est pas que les femmes sont plus nombreuses à arbitrer contre leur activité professionnelle, ni le point de savoir si elles le font de gaieté de cœur : c’est que l’activité des hommes n’est pas assez affectée par l’arrivée d’un enfant dans le foyer.
[4] Cf. supra : « Facteurs structurels négligés – 5. Raison majeure, le facteur matrimonial (célibats, hypergamie, écarts d’âge) » http://qwt.co/f19h9f.
[5] http://www.assemblee-nationale.fr/14/dossiers/egalite_femmes_hommes.asp.
[6] Qui remplace le CLCA par la « prestation partagée d’éducation de l’enfant », ou « PreParee » dans un souci de lisibilité sans doute. Le byzantinisme a un mérite : il crée de l’emploi, à dominante féminine, dans les services sociaux.
[7] « S’agissant du projet de réforme du congé Parental, (…) il permettra que ce congé soit “mieux partagé entre les deux parents” (Marisol Touraine, 16/10/14). Il répond à un enjeu de meilleure articulation entre vie familiale et vie professionnelle. » (Site du Premier ministre, http://www.gouvernement.fr/action/le-projet-de-loi-de-financement-de-la-securite-sociale-2015?55pushSuggestion=Teaser).