La querelle du ménage – 4. Option sécurité – Stratégies matrimoniales et écarts d’âge

La querelle du ménage – 4. Option sécurité – Stratégies matrimoniales et écarts d’âge

Passage à temps partiel, cessation temporaire, renoncement à une démarche d’avancement de carrière, et différenciation accentuée de l’investissement dans les activités domestiques… Pourquoi les naissances dans un couple d’actifs vont-elles porter à un arbitrage des revenus statistiquement « défavorable » aux femmes, alors qu’il résulte d’une décision commune et également libre ?

Les femmes sont souvent plus jeunes que leur compagnon dans l’avancement de leur carrière, parce qu’elles sont plus jeunes en âge d’autant. Dans huit cas sur dix, l’homme est plus âgé, et dans ce cas l’écart est plus important que lorsque c’est la femme qui est plus âgée[1].

L’écart d’âge entre les deux partenaires au mariage ou à l’union libre, voisin de deux ans en moyenne, est très stable sur une longue période d’observation (statistiques Insee établies depuis 1946) et assorti d’une relativement faible dispersion sociale, sinon – ce qui n’est pas indifférent – sous le critère du diplôme et du niveau de revenu (écart moindre entre hauts diplômés qui se sont rencontrés au sein d’une même classe d’âges, sur les bancs de l’Université pour faire court ; écart supérieur parmi les classes populaires où l’univers du travail, brassant les classes d’âges, ainsi que les lieux tous publics jouent un rôle plus éminent dans le choix du conjoint.)

Les stratégies matrimoniales aussi prédisposent au « sacrifice » partiel de la carrière. S’il est permis de douter que les hommes aient la haute main sur le marché du travail, il est moins douteux que les femmes ont la prééminence sur le marché conjugal. Elles l’ont un peu, d’abord, par effet démographique opérant sur l’offre et la demande, dans la belle jeunesse des uns et des autres, puisqu’il naît plus de garçons que de filles, et que le différentiel de mortalité n’inverse pas l’écart de nombre entre les sexes avant l’âge de vingt-cinq ans (un âge où l’on ne s’est pas encore beaucoup marié, mais où l’on vit déjà assez souvent en couple). On a pu jusque-là rêver du prince charmant, moins du palefrenier.

Dans la seconde moitié de la vingtaine, les stratégies matrimoniales se précisent, hors ceux qui déjà glissent vers la sortie du jeu. Les couples informels se séparent et se recomposent, ou se marient, les célibataires isolés entrent en couple, d’autres se donnent les moyens d’en décider plus tard. Et la prééminence des femmes en termes de positions de marché s’accentue. Dans une société qui interdit ou réprouve à la fois la polygamie, l’adultère et la prostitution, le marché conjugal est d’abord le marché du sexe, et les positions y sont dissymétriques.

Pour les hommes, il est cela surtout, un marché du sexe ; et le prestige symbolique d’une femme désirable ne peut s’en distinguer.

Pour les femmes, il est au moins autant, sinon au premier chef, un marché de statuts sociaux et symboliques. Elles en ont d’autant plus la maîtrise que les hommes se désintéressent de cet aspect des choses. Non qu’ils méprisent les avantages et la reconnaissance sociale, mais parce que c’est seulement dans l’exercice d’une profession qu’ils cherchent les moyens d’y atteindre.

Constance irréductible de l’hypergamie

Statistiquement, l’homogamie sociale (épouser dans le même milieu) apparaît comme un phénomène majeur, mais plus on grimpe dans la stratification sociale, plus fortes sont l’inclination et la latitude, pour les femmes, d’épouser vers le haut, en termes de capital culturel ou économique : un cadre supérieur pour une cadrette intermédiaire, par exemple. C’est ainsi que les femmes cadres sont proportionnellement deux fois plus nombreuses que les hommes cadres à avoir un conjoint cadre[2]

Le phénomène est affecté bien sûr d’un effet de structure, qui tient dans cet exemple à la surreprésentation des hommes dans la population cadre, ou en bas de l’échelle par celle des femmes parmi les employés. Et sans doute, à considérer les ensembles vastes et hétérogènes que sont les catégories Insee connues sous les termes « cadres », « employés », etc., l’homogamie sociale demeure, comme il y a vingt-cinq ans, une « forte tendance »[3].

Mais une autre tendance agit à l’intérieur de ces catégories ou entre des catégories qui se recoupent par les niveaux de revenu et de qualification. Bien que globalement les unions soient nombreuses entre ouvriers et employées, un carrier intérimaire a peu de chances de convoler avec une employée en CDI dans l’assurance. Et une femme cadre supérieur n’épouse pas un cadre moyen, surtout s’il porte une cravate violette sur une chemise jaune, et surtout si elle est elle-même fille de cadre supérieur. Cela dit pour illustrer ce qu’écrit savamment l’Insee[4] : les comportements individuels « atténuent la tendance à l’hypergamie des femmes induite par le marché matrimonial » (effet de structure) sans la faire disparaître ni « jouer en faveur de la situation inverse, c’est-à-dire qu’il ne suffisent pas à orienter le marché vers « l’hypogamie des femmes », puisque « les couples dans lesquels la femme occupe une position sociale plus élevée que son conjoint sont moins fréquents que ne le voudrait le hasard » (effet des choix individuels).

Maîtresses du marché conjugal, les femmes n’épousent donc pas vers le bas, et, sans qu’il soit nécessaire que le projet en soit délibéré, les représentantes des strates supérieures emploient cette maîtrise à la reproduction intergénérationnelle de la stratification et des inégalités – c’est si vrai que les relations extraconjugales n’échappent du reste pas non plus à ce soin de ne pas déroger, mais des circonstance de ce bovarysme, la sociologie a moins témoigné que la littérature.

Effet inévitable de l’hypergamie

La prééminence féminine sur le marché conjugal trouve une traduction implacable, qui n’est pas nouvelle, dans la distribution du célibat.

Comme l’écrit l’Ined[5], le célibat est « croissant pour les femmes avec le niveau de diplôme, et décroissant pour les hommes ». Ce qui signifie – à moins de considérer les études supérieures comme un handicap sur le marché conjugal – que les femmes à fort capital scolaire sont plus nombreuses que les autres à choisir le célibat. Et que, du côté masculin, les plus diplômés sont moins nombreux que les non-diplômés à connaître un célibat subi [6]. Et, est-ce sot à dire, à subir seul le poids et le coût de tâches domestiques que la vie de couple souvent allège par des économies d’échelle, comme le savent bien, a contrario, les couples séparés, et qui ne suscitent jamais l’intérêt de la rubrique « société » des journaux).

Le célibat subi touche donc surtout les hommes des classes populaires : ceux qui ne font pas de bons partis, ceux que, comme les paysans d’il y a quarante ans décrits par Guenhaël Jegouzo, « les filles ne veulent pas épouser ». La tendance a connu des évolutions sensibles pour les agriculteurs exploitants au cours des dernières décennies, peu pour les salariés agricoles et les ouvriers sans qualification[7]. Sans surprise, les « études de genre » ignorent la question. A quelques exceptions près, citées ici, l’intérêt pour le « choix du conjoint », à l’instar des enquêtes de mobilité sociale qui auraient infirmé, à compter des années quatre-vingt, le bien-fondé sociologique de la promesse néolibérale, a été mis au rancart des sciences sociales.

(Le parallèle s’impose en effet, tant les deux phénomènes sont liés : encore une fois, l’emprise idéologique du féminisme sur la recherche académique s’est nourrie du délitement de la critique sociale et lui a substitué des raisons d’agit-prop. C’est dans les mêmes décennies où les intellectuels ont célébré la « fin des idéologies » qu’ils ont levé toute défense devant l’idéologie montante…)

Répartition ou partage

Option sécurité, donc. Le choix revient à la partie qui maîtrise le marché conjugal, mais il a un effet latéral.

Pourquoi les femmes inclinent-elles à convoler avec des hommes plus fortunés et plus âgés qu’elles, qui ont deux ou trois pas d’avance dans la vie professionnelle ? Faut-il suspecter tant de jeunes diplômées d’être elles-mêmes égarées et aliénées par les « stéréotypes » du « patriarcat » ? Car en privilégiant ainsi la sécurité, elles optent d’avance pour un calcul économique qui les mènera, les enfants venus, au congé maternel ou au mercredi chômé, et du coup au sacrifice du bureau paysager à l’aspirateur. La tâche de l’aspirateur est heureusement souvent déléguée, dans les populations cadres, à une aide ménagère dont l’émancipation n’est pas un sujet ; pas plus que celle des nounous africaines[8]. Mais pour la plupart des ménages à revenus modestes ou médiocres, les retombées organisationnelles de l’hypergamie (si minime soit-elle, considérée du haut des chaires savantasses) sont sensibles, entre conjoints, dans la sphère domestique.

La plupart des travaux dérivés d’Erfi et d’EDT n’indiquent pas selon quel critère initial les auteurs jugent plus ou moins sévèrement de l’inégalité dans la distribution des tâches ménagères, mais leur traitement laisse peu de doute sur la nature de leur présupposé. Il ne s’agit pas de se référer à ce que serait un partage équilibré de l’ensemble de ce que requièrent les enfants et la maison, mais de viser à une stricte parité – qu’on se contente néanmoins d’apprécier au trébuchet de l’entretien semi-directif – des apports de chacun à chacune des tâches domestiques et parentales jugées légitimes par la police sociale.

L’idéologème sous-jacent, revendiqué par les ultras du féminisme autoritaire, est encore un peu rude pour la pondération de mise à l’Insee ou à l’Ined : la réduction de toute division sexuelle des tâches, tenue pour oppressive per se (mais au détriment d’une seule moitié du genre humain).

Il serait plus cohérent, de la part des auteurs académiques de ces travaux ménagers, dès lors qu’ils ont pris le pli de ne rien écrire qui ne procède de cette dogmatique paritaire, de la revendiquer de la même façon devant le tiroir à linge et la jauge à huile. Ce ne serait jamais que le décalque de ce qu’est devenu le débat public, où il semble que la « parité » soit l’unique enjeu digne de guider la représentation politique et de la distribution des postes et des fonctions. Le féminisme d’Etat, là idéologie inflexible, est plus sélectif par son exigence paritaire avec les tâches domestiques, comme il l’est dans la désignation des professions qu’il lui importe de féminiser.

Mais alors, de ces « tâches » domestiques, quels sont les agents de la distribution, dans un couple et dans une famille ?

[…]

[1] Observation portant sur les couples mariés en 1999, cf. Étude de l’histoire familiale, Insee Résultats, Société n° 33, août 2004, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/irsoc033.pdf.

[2] Ibidem, p. 25.

[3] Michel Bozon, Choix du conjoint, rééd. in « [Re]découvertes », Ined 2006.

[4] Mélanie Vanderschelden, « Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes », Insee, Données sociales – La société française, 2006, http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/donsoc06c.pdf.

[5] Magali Mazuy et Laurent Toulemon, Étude de l’histoire familiale, Ined, 2001.

[6] Et c’est en tout cynisme que l’Observatoire des inégalités plie la réalité à l’idéologie en écrivant que « les femmes très diplômées et les hommes peu qualifiés ont relativement plus de difficultés à trouver un conjoint » (http://www.inegalites.fr/spip.php?article888&id_mot=99).

[7] Christophe Giraud, « Agriculteur, mais pas trop : une analyse du célibat masculin en agriculture », http://www.academia.edu/2527753/_Agriculteur_mais_pas_trop_._Une_analyse_du_celibat_masculin_en_agriculture ; « Le célibat des agriculteurs : unité et diversité », Déméter 2013.

[8] A ce propos : Caroline Ibos ,Qui gardera nos enfants ?, Flammarion 2012 – recension in le Point http://www.lepoint.fr/societe/nounous-noires-bebes-blancs-09-02-2012-1433608_23.php.

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