Des “frotteurs” dans les têtes

Des “frotteurs” dans les têtes

Personne ne les voit, mais ils sont partout. L’objet du scandale a autant de substance que dans les sociétés rurales les fables sur l’empoisonnement des sources ou les meurtres rituels. Mais l’inclination est immémoriale. Le parti de la peur aurait tort de s’en priver.

 

Il est remarquable qu’en dehors du contexte téléguidé des enquêtes sur « les violences faites aux femmes », les recherches portant sur les transports publics n’avaient jamais mis spécialement en évidence leur particulière dangerosité au titre de la délinquance sexuelle, ni décelé l’existence de la vaste confrérie des frotteurs. L’hystérisation de l’opinion publique depuis le fait divers hollywoodien dit affaire Weinstein a changé la donne.

“N’hésitez pas à donner l’alerte”

Depuis mars 2018, la RATP diffuse ainsi dans les stations ce message sonore : « Si vous êtes témoin ou victime d’un harcèlement sexuel, n’hésitez pas à donner l’alerte auprès de nos agents, en utilisant une borne, etc. » « N’hésitez pas » ! Ce ton urbain involontairement cocasse s’explique sans doute par la volonté d’intéresser dans la même phrase non seulement les victimes, par l’encouragement à surmonter la commotion de l’agression, mais aussi les témoins, alors qu’il tend plutôt à les dissuader d’intervenir eux-mêmes (pour commencer, chercher la borne…). Une variante mise en ligne sur RATP.fr[1] les interpelle plus franchement : « Vous devez donner l’alerte en contactant directement un agent RATP, en utilisant une borne d’appel, etc. » Mais alors les victimes ? L’injonction peut-elle s’adresser à elles dans les mêmes termes ? Si elles se sont débarrassées de l’agresseur par une clé de judo, une gifle sonore ou un genou dans les parties, seront-elles fautives de ne pas se jeter sur le premier guichet pour conter l’aventure ?

Ce que laisse deviner cette rhétorique bancale, c’est l’intention statisticienne. Rien n’a lieu qui ne se laisse saisir comme un indicateur. Ce que confirme le choix, au lieu du terme « atteintes sexuelles » jusque-là en usage dans les rapports de police, de « harcèlement », élément de langage de la panoplie féministe qui s’est imposé avec une valeur générique – que le mot n’a nullement –, pour englober tout comportement déviant à caractère sexuel (comme l’indique par exemple la RATP : « injure, exhibition, frotteur, attouchements, agression sexuelle… »). « Harcèlement » et non pas « agression », car une agression n’est pas nécessairement sexuelle. Si des voyous s’amusent à faire baisser les yeux de tous les passagers d’une rame, inutile de déranger le « Groupe de protection et de sécurité des réseaux ». C’est le sexuel indésirable que la RATP entend sérier, dans l’acception la plus large.

Or l’exercice de quantification est pour le moins incertain.

Absence d’effet métro

D’après l’enquête de « victimation » de l’ONDRP[2], 230 000 femmes auraient déclaré avoir été en butte à des « atteintes sexuelles » dans les transports en commun au cours des deux années précédant l’enquête, conduite chaque année auprès de onze à quatorze mille personnes des deux sexes. « La dernière enquête de victimation menée en Ile-de-France par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Ile-de-France (enquête 2015 de l’IAUIdF), dont les premiers résultats sont parus en mars 2017, indique que 39 % des agressions sexuelles contre des femmes en Ile-de-France se déroulent dans les transports en commun. »[3] La part des frotteurs n’est pas précisée.

Ce chiffre, 230 000, paraît énorme, même rapporté aux 6 ou 7 millions de voyageurs du réseau francilien, métro, RER, bus, tramways confondus[4]. Mais il ne résulte que d’une enquête déclarative, dont la stabilité dans le temps ne suffit pas à garantir tout à fait la rigueur (effet de panel spécialisé : ainsi les enquêtes conduites auprès de consommateurs tendent à surestimer l’importance et l’intérêt qu’ils attachent à la consommation et aux produits cités). Alors qu’« un vol sur sept se déroule dans les transports en commun »[5], la déviance sexuelle y semble un phénomène faiblement étayé. Il n’y a vraisemblablement pas plus de « frotteurs » dans le métro parisien que dans les files d’attente des magasins ou des salles de spectacle, pas plus que dans toute autre situation de foule et de presse.

Loin du terrain de chasse de frotteurs infestant les lignes du matin au soir (ce qu’il faudrait pour justifier les proportions astronomiques de femmes de toutes conditions qui, selon le bricolage sondeur, s’en disent les victimes), le métro est par excellence le lieu de l’évitement, des corps et des regards. Nulle part le contrôle spontané de tous par tous ne s’exerce aussi puissamment.

Le nombre des interpellations par la « brigade de lutte contre les atteintes à la sécurité des transports », nous apprenait le Figaro[6] du 8 mars 2018, serait de 129 en 2017 pour l’ensemble de l’Ile-de-France, tous transports publics confondus, le nombre de plaintes, de 218. Autant de présumés « frotteurs » ? En tout cas, des chiffres infimes. En outre, écrit le ministère de l’Intérieur dans sa synthèse de la délinquance en 2017, « le nombre de viols et d’agressions ou harcèlements sexuels enregistrés pour 1 000 habitants est sensiblement le même dans les agglomérations de 10 000 à 20 000 habitants que dans l’agglomération parisienne. Il n’y a donc statistiquement pas d’effet métro.

Fonction exutoire du métro

Mais il se trouve que le métro, ou le RER, est le lieu par excellence qui cristallise les irritations sociales de tous ordres, qui se transposent en peurs à proportion de leur refoulement.

Il présente en effet la particularité d’être un lieu dont la fréquentation est largement subie, moins que celle de l’hôpital mais plus que celle du magasin et a contrario de celle des lieux de spectacles, tout en étant personnellement neutre dans le sentiment qu’il inspire. Personne ne le prend par plaisir, et personne n’est davantage en position de s’en prévaloir. Alors qu’il arrive qu’on se recommande de l’emploi qu’on occupe, même si on n’y est pas heureux, parce qu’y sont attachés des signes socialement avantageux, du moins au moment où on l’évoque, personne n’associe de sentiment personnel au métro. Dire « mon métro », ce n’est que désigner la ligne qu’on emprunte tous les jours, aucun affect ne s’y attache comme à « ma boîte ». Cette neutralité fait consensus.

Neutre et consensuel, le métro est ainsi un signifiant univoque dans le sentiment général, transparent dans la connaissance que tout un chacun en a. En parler, le désigner, c’est l’assurance de recourir à une lingua franca évidente à chacun, une page blanche où tout ce qui y sera projeté sera à tous intelligible. Et la première exigence de l’expression d’un malaise social, quel qu’il soit pour celui qui l’exprime, est bien d’être intelligible. Réunissons cent personnes, ou mille, après tirage aléatoire, méthode des quotas ou selon un critère quelconque, et demandons-leur de raconter par écrit une histoire qui leur serait arrivée, ou dont ils auraient été les témoins. Il y a fort à parier qu’une bonne moitié la situera dans les transports publics. Le bureau ? Trop risqué. La maison ? Trop intime. Devant un sondeur comme devant un jury d’examen, l’entre-deux du transport fournit une solution commode et peu compromettante. Elle permet de parler facilement à tout le monde de quelque chose que tout le monde comprendra.

Le caractère de neutralité et de transparence fait du métro un lieu vraiment public : ainsi, l’entité RATP, pas plus que ses homologues à Lyon, à Nantes ou à Marseille, ne peut répondre de ce que les gens y font. Alors… Alors on peut charger le métro de toutes les plaies sociales. Voilà pourquoi « le taux de victimation des femmes dans les transports en commun en IDF serait sept fois plus élevé que dans le reste de la France : 2,9 % au lieu de 0,4 % », comme l’écrit avec un rien de prudence tout de même l’ONDRP[7].

Biais d’enquêtes

Si toutes les sondées qui, dans le même genre d’enquêtes productrices des confirmations de leurs prémisses, se disent aujourd’hui victimes de « frottage » dans le métro se prêtaient aux exigences d’une enquête « quali » rigoureuse, il apparaîtrait vite que la fréquence massive des cas de frottage n’est que la réminiscence d’expériences sans lien avec les transports publics, de propos rapportés et appropriés, d’enluminures salaces pour rehausser l’ennui et l’inconfort de la promiscuité aux heures de pointe. Les biais de surdéclaration ne manquent d’ailleurs pas : le ministère de l’Intérieur vend la mèche en écrivant benoîtement que « les femmes se définissant homosexuelles ou bisexuelles apparaissent en effet singulièrement confrontées aux atteintes sexuelles à la fois au travail et dans les espaces publics ». Comment un frotteur se débrouille-t-il pour repérer entre Les Halles et Gare-du-Nord qu’une passagère est bisexuelle ? Bien du métier !

La phobie panique des frotteurs n’a pas été sans précédent. Du fait de leur disponibilité à la projection des peurs, les transports urbains ont déjà été désignés, dans une pseudo-enquête par sondage de TNS pour le Cran[8] que publia en 2007 le Parisien, comme le lieu ordinaire de l’expression du racisme et des « discriminations » dont les Noirs se sentent victimes, ce qu’aucune documentation n’étaie et que l’expérience dément (il est commun d’assister dans le métro à des altercations verbales, aux heures d’affluence, à une protestation contre un coude, un sac à dos, etc., pas à une algarade à caractère raciste visant des Noirs – en quoi consistaient en l’espèce les « discriminations », ce sondage n’en disait rien).

La dépendance à un espace public contraint exacerbe des sentiments confus qui trouvent une rationalisation ex post dans le récit sondagier ou l’enquête de victimation. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher dans des différences de pratiques des causes objectives pour expliquer les écarts du sentiment d’insécurité sexuelle qu’enregistre l’enquête de victimation, comme s’y essaie péniblement le ministère de l’Intérieur, lorsqu’il écrit : « Les femmes résidant en Île-de-France sont davantage concernées par les atteintes sexuelles dans les espaces publics que celles vivant en zone rurale et dans les petites et moyennes agglomérations. Il existe un probable effet “mode de vie” : davantage de sorties effectuées, notamment dans les transports en commun en Île-de-France, contribuent sans aucun doute à ces écarts »[9] Le « mode de vie » francilien différerait-il à ce point du nantais, du toulonnais ou du castelroussin ? S’il n’y a pas statistiquement d’effet métro dans les actes de délinquance sexuelle, il y en a bien un dans le subjectif de victimation.

Le « frotteur » est le moyen d’ajuster, dans les imaginations, ce décalage entre l’ordinaire vécu des transports franciliens sous l’aspect des actes de délinquance et son caractère exceptionnel dans l’imaginaire social et médiatique : le frotteur est furtif, rapide, discret, et jamais attrapé. Il n’entre donc pas dans le comptage policier. Grâce au frotteur, la rhétorique statisticienne de la peur revient sur ses deux jambes.

Peur et peur de la peur

Il y a pourtant bien un effet des pratiques sociales (des « modes de vie », comme dit la Place Beauvau) qui tend à expliquer pour partie l’écart entre les actes délictuels et le sentiment de leur prévalence dans les représentations. Chez certaines catégories de femmes, le biais de surdéclaration serait moindre, parce qu’elle seraient effectivement exposées à des risques spécifiques : « Les descendantes d’immigrés, écrit ainsi le ministère de l’Intérieur, sont davantage confrontées que les autres aux atteintes sexuelles dans les espaces publics »[10]). Le lecteur aura complété de lui-même ce qu’une bien correcte pudeur retient le ministère de dire : les descendantes d’immigrés ressortissant à certaines « minorités visibles » sont davantage confrontées, etc. Bref, confrontées aux « grands frères » voire aux petits, que courroucent les « sœurs » qui ne sortent pas voilées. Là, les « atteintes sexuelles » ne sont pas de l’ordre du « frottage » furtif, plutôt de l’agression ouverte. Mais l’amalgame des « atteintes » brouille heureusement la piste, dans le sens du syndrome de Cologne. Car si le féminisme est bien le nouveau parti de la peur, nombre de ses propagandistes ont encore, pour parler comme Alain Badiou, un pied dans le « parti de la peur de la peur »[11].

[1] https://www.ratp.fr/decouvrir/coulisses/au-quotidien/harcelement-sexuel-dans-les-transports-les-moyens-dalerte-votre.

[2] «Repères» , « Les atteintes sexuelles dans les transports en commun – Mickaël Scherr

https://inhesj.fr/ondrp/publications/reperes/les-atteintes-sexuelles-dans-les-transports-en-commun

[3]https://www.iledefrance.fr/sites/default/files/medias/2018/04/documents/rapport_victimation_et_sentiment_dinsecurite.pdf.

[4] Grandeur annuelle approximative tirée de https://www.planetoscope.com/Mobilite/443-nombre-de-voyageurs-dans-le-metro-en-ile-de-france.html.

[5] https://www.interieur.gouv.fr/fr/Interstats/Actualites/Insecurite-et-delinquance-en-2017-premier-bilan-statistique.

[6] http://kiosque.lefigaro.fr/le-figaro/2018-03-08.

[7] Mickaël Scherr, « Repères », « Les atteintes sexuelles dans les transports en commun », https://inhesj.fr/ondrp/publications/reperes/les-atteintes-sexuelles-dans-les-transports-en-commun).

[8] Conseil représentatif des associations noires, petite affaire au succès révolu créée par Louis-Georges Tin.

[9] Interstats, Insécurité et délinquance en 2017 : premier bilan statistique, p 139)https://www.interieur.gouv.fr/fr/Interstats/Actualites/Insecurite-et-delinquance-en-2017-premier-bilan-statistique

[10] https://www.interieur.gouv.fr/fr/Interstats/Actualites/Insecurite-et-delinquance-en-2017-premier-bilan-statistique, p. 139.

[11] Dans son libelle de 2007 De quoi Sarkozy est le nom, Badiou réduit férocement la droite au « parti de la peur » (qui n’a que l’insécurité à la bouche) et la gauche à celui de la « peur de la peur » (qui s’effraie du « sentiment d’insécurité »).

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