
Entretenant avec les aspirations professionnelles des femmes la relation d’une avant-garde autoproclamée à une masse tenue pour ignorante[1], le féminisme est à la fois un ethos d’intellectuels[2], et une idéologie légitimante. Du capital.
Le féminisme répond, comme toute idéologie, à un besoin de légitimation de classes savantes [3] engagées dans la conquête ou la sauvegarde du pouvoir. Il est manié dans le cadre d’une économie du discours, où les surenchères et les atténuations tracent les frontières entre les camps et engagent le populaire, dont on sollicite le vote, à prendre l’affaire au sérieux. En cela, le féminisme s’inscrit dans le lot de la vie des partis, la cuisine des programmes, les bricolages d’estrade.
Mais il est plus que cela. Car les classes savantes sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses que ne l’étaient, entre 1848 et la Libération, celles qui misèrent pour s’avancer sur les aspirations des classes ouvrières.
Ce n’est plus seulement l’État et ses prébendes qui sont en ligne de mire, mais toutes les organisations et institutions, privées comme publiques, auxquelles est attachée une forme de prestige social. Les classes supérieures et moyennes supérieures sont taraudées par le besoin de grimper à tout prix pour échapper à la pression du marché du travail, ou pis à l’ascenseur social descendant, par lequel de larges franges des classes moyennes se prolétarisent depuis un quart de siècle.
Au bal des places à prendre, le féminisme et son chant victimaire font un atout non négligeable pour les diplômées, à l’abord des carrières. Avec en ligne de mire l’exigence de parité partout, là du moins où les places sont jugées enviables, elles maximisent à leur profit l’exception au principe d’égalité que sont les quotas. La moitié des places garanties – tout ce qui est à elles est à elles –, le reste est négociable.
Car, faut-il y insister, la discrimination positive pour les uns ne peut tarder d’agir comme une discrimination négative pour d’autres. Des dissymétrie criantes entre deux groupes, quand elles sont le résultat d’actions discriminatoires délibérées de la puissance publique – comme la politique d’apartheid en Afrique du sud – peuvent justifier une action délibérée dans l’autre sens, pour remettre à peu près ces groupes à niveau. Mais ce que le droit, la justice ou l’équité commandent, c’est que ce rééquilibrage soit bientôt confié à la résultante aléatoire des mérites et des talents. Car les sujets du droit, dans des sociétés ouvertes, ce sont des personnes, des individus, des citoyens, pas des groupes. A moins qu’une forme de holisme biologique soit appelée à prévaloir sur les principes hérités des Lumières ; il serait honnête de l’afficher.
Si un tel parti pris, pour le coup sexiste, n’est pas ouvertement revendiqué – encore que la misandrie de certaines militantes radicales s’affiche sans façon sur les réseaux sociaux –, c’est que le féminisme répond d’abord aux nécessités d’une problématique de classe. Son caractère instrumental, à cet égard, n’échappe qu’à ceux qui ont quelque intérêt à ne pas voir.
Idéologie de classe, le féminisme paritariste a pour autre caractère de nourrir une conception unilatérale des supposées inégalités entre les sexes, qui n’existent selon lui qu’au détriment des femmes. C’est ainsi qu’il entretient le déni farouche d’une inégalité notoire devant l’emploi, à l’avantage des femmes des milieux dont il est l’expression, qui est d’avoir, dix ou quinze ans de leur vie au moins, latitude de choisir entre une carrière et un bon mariage. (Ne prétendant pas à la parité en termes de conjoints entretenus, pour les hommes la question ne fait de toute façon pas débat.)
Le féminisme radical traite aussi pour négligeable, voire dépassées, les conquêtes ouvrières qui ont protégé les femmes des emplois les plus pénibles ou limité en leur faveur le recours au travail de nuit (le débat a été rude dans le mouvement ouvrier, il y a un siècle, autour de ce « privilège féminin »). Symptomatiquement, la seule référence explicite aux classes populaires du « manifeste des 343 » cuvée 2011 (sur lequel nous nous appuyons pour la commodité du propos, tant il est typique et représentatif du bavardage idéologique féministe) ne vise le travail que pour revenir, comme aimantée, à l’objet du manifeste des « salopes » de 1971 : « Beaucoup d’entre nous, parce qu’elles vivent en milieu rural, dans des quartiers défavorisés ou parce que les hôpitaux ferment, n’ont toujours pas accès à la contraception ou à l’avortement. »
Énoncé symptomatique. La liberté conquise dans les domaines de la sexualité et de la maternité n’est pas d’un exercice facile pour toutes, sans doute, et il importe de le rappeler. Mais là s’arrête le soin des pétitionnaires pour les femmes du peuple, dont l’être social, ignoré ou objet de condescendance, se ramène à la disponibilité de la contraception, c’est-à-dire qu’il est réduit par l’agit-prop à un « problème de femmes », loin des nobles enjeux de la parité des sinécures. Autrement dit : les gueuses, donnez-leur la pilule, elles se débrouilleront du reste.
Des bas bleus chez les cols blancs
Si dans la compétition pour les postes, tous ne sont pas également convoités par les femmes et les hommes, la distribution des revenus qui leur sont attachés, elle, suscite des attentes comparables.
Du fait de leur surnombre, résultant largement de choix d’orientation plus marqués vers les formations littéraires et générales, les diplômées n’occupent pas autant que les diplômés les fonctions les plus rémunératrices, celles qui associent une expertise technique au secteur marchand (et qui, hors les spécialités chirurgicales, qui attirent moins les femmes que les hommes, excluent la plupart des professions de l’éducation et de la santé où les femmes sont surreprésentées).
C’est dans cette catégorie de diplômées, littéraires, psycho ou sociologues, formations artistiques, etc., que se recrutent les activistes les plus virulentes du féminisme, selon une économie de l’habitus qui rappelle celle de l’intelligentsia de la Russie révolutionnaire : un groupe singulièrement exposé au risque de déclassement, de par ce qui le constitue comme groupe (des titres trop peu monnayables), s’associe une idéologie agressive à caractère totalisant.
Là où, dans la France contemporaine (et plus largement en Europe), le féminisme diffère de l’intelligentsia russe, c’est par sa situation vis-à-vis de l’Etat : il l’a conquis sans coup férir. La forte représentation des femmes dans la fonction publique n’y est pas étrangère : 60 % globalement, un peu plus de la majorité des agents de rang A, et surtout, sous l’aspect qui importe ici, près des deux tiers des enseignants-chercheurs en lettres et sciences humaines, et une proportion hégémonique de chercheuses dans les équipes de recherche sur le travail, la famille et l’éducation relevant des directions centrales de l’administration. Autrement dit, dans les fonctions de production idéologique.
Cette production n’a pas trente-six visées.
Le féminisme est aujourd’hui une idéologie de la mobilisation maximale de la force de travail au service du capital. Le reste n’est que folklore, ou culte dévot des luttes d’antan.
Le discours de « l’émancipation » des femmes par le travail n’est de nature à satisfaire vraiment que celles – que ceux – d’entre elles dont la position socio-professionnelle répond à l’axiome confucéen « Fais ce que tu aimes, tu ne travailleras jamais ». Il y en a. Elles pérorent à la télévision.
Mais pour la plupart des travailleuses des classes moyennes et populaires, astreintes à des tâches idiotes ou abrutissantes, un tel axiome ne peut être adopté sans ressortir à une forme de fausse conscience. De là qu’il l’est d’autant moins, adopté, qu’on se situe en bas de l’échelle des revenus et des reconnaissances attachées aux fonctions, même si l’injonction à l’épanouissement-au-travail est répétée ad nauseam dans tous les médias.
Il faut voir encore que l’ordre de mobilisation au travail trouve ses relais les plus nombreux dans la fonction publique, protégée des violences du capital, particulièrement dans un corps enseignant de second degré dont certains représentants ne reculent plus devant l’enrégimentement de leurs élèves. Ainsi la promotion de la parité dans l’iconographie des manuels scolaires, aboutissant à un appel à leur censure préalable, dans un manifeste[5] réputé écrit par des collégiens de 4e : il ne peut venir à l’esprit de ce professeur de français (qui n’a pas manqué d’inclure dans son manifeste l’appel au massacre de la grammaire) que le discrédit général qu’il jette sur l’option domestique, au motif que tous les métiers doivent être paritaires[6], va culpabiliser celles que tenteraient, si l’occasion s’en présentait, une vie à l’écart d’un labeur médiocre.
Entre l’exposition précoce à l’injonction des maîtres de s’intéresser aux mêmes choses que les garçons et l’exigence par le capital d’une motivation interchangeable de la main-d’œuvre, les filles sont ainsi dressées à opter pour une « vie de meuf » qu’il est de moins en moins convaincant de voir dépeinte sous les couleurs de l’émancipation : la soumission à la marchandise, à laquelle elles sont depuis longtemps tenues comme consommatrices, et détentrices du principal pouvoir de prescription au sein des ménages, s’étend à l’obligation d’être productrices, au sens de la « création de valeur » attendue par les shareholders.
[1] A rapprocher de ce que le socialisme autoritaire a représenté pour la classe ouvrière.
[2] Cf., pour prolonger le parallèle avec l’histoire du mouvement ouvrier, les idées développées il y a plus de cent ans dans le Socialisme des intellectuels par Jan-Waclav Makhaïski (rééd. Seuil).
[3] La bonne grammaire nous épargne d’écrire aussi « représentantes » ; ce n’est pas les négliger, elles sont en l’occurrence plus nombreuses que les hommes, pas encore unanimes à faire figurer les attendus féministes en tête de tout programme politique.
[5] (http://www.lesnouvellesnews.fr/index.php/chroniques-articles-section/chroniques/2835-manuels-scolaires-jusqua-quand-le-masculin-va-t-il-lemporter-sur-le-feminin- Où l’on apprend que « ce texte a remporté le Prix Collège du concours sur les stéréotypes sexistes organisé par Causette et Les Nouvelles NEWS, avec le ministère des Droits des femmes, dans le cadre de la 24ème Semaine de la presse et des médias dans l’école organisée par le Clemi ».
[6] Du moins ceux qui sont gratifiants, les autres sont rarement nommés.