
Détour par le « système 1 » du Pr Kahneman. Le langage ne peut être exempt de « stéréotypes », mais la frénésie policière qui s’est emparée des pouvoirs publics pour l’en expurger entend faire comme si…
Dans la vie, celle que l’État et ses appareils s’emploient à réguler mais échouent à contrôler tout à fait, la plupart des idées que nous mobilisons spontanément, dans les gestes de tous les jours, sont du même ordre que le préjugé ou le stéréotype. Sans elles, nous ne saurions, nous ne pourrions pas vivre.
La raison raisonnante, la vérité académique (qui souvent prête à rire), la techno-science brevetée, ce n’est pas avec ça que nous vivons, de l’instant où nous posons le pied par terre au saut du lit et jusqu’au moment d’y retourner pour passer le manche à l’inconscient, seul maître de nos rêves.
Ce qui nous gouverne, la plupart du temps de notre veille consciente, c’est un régime où des schèmes plus ou moins conscients nous dirigent en nous épargnant l’effort d’une pensée analytique, d’une pensée trop lente pour nos besoins immédiats, qui s’enchaînent à un rythme auquel elle ne saurait répondre. Ce qui nous gouverne, c’est le règne des raccourcis mentaux, auquel touche la sociologie avec les concepts d’ethos ou d’habitus, la psychologie comportementale ou, assis sur elle, les behavioral economics. C’est le « système 1 » de Daniel Kahneman[1], le fast thinking, le règne des heuristics (raccourcis mentaux), des automatismes, des intuitions nées de l’habitus ou de biais cognitifs. Système mental qui porte à l’erreur, sans doute, surtout dans les domaines et les disciplines contre-intuitives – comme la statistique –, mais qui s’avère en d’autres cas plus efficace qu’une réflexion laborieuse et elle aussi sujette à l’erreur.
Comme l’écrit Kahneman à propos de l’appréciation d’une probabilité ou d’un risque, « Judgin probability by representativeness has important virtues: the intuitive impressions that it produces are often – indeed, usually – more accurate than chance guesses would be. »[2] Pour illustrer son propos, Kahneman observe que la représentation spontanée qu’on a de quelqu’un qui agit de façon amicale est qu’il est effectivement amical, même si, à strictement parler, personne n’est jamais sûr des intentions d’autrui. Il donne d’autres exemples dont celui-ci : « Les jeunes hommes sont plus portés que les vieilles dames à conduire imprudemment. »
Dans de nombreux cas, poursuit-il, les « stéréotypes » qui gouvernent le jugement et les régimes de prévision, d’appréciation ou d’évaluation qui leur répondent peuvent être justes. Dans d’autres cas les stéréotypes sont faux et leur validité heuristique nous égare. Spécialement, souligne-t-il, s’ils nous portent à négliger les données sous-jacentes.[3]
Le propos vise donc les erreurs de jugement dans les situations probabilistes ; Kahneman insiste ici sur une façon parmi d’autres qu’ont ces erreurs de se former et de conduire à des choix malheureux : ici elles se forment à partir de « stéréotypes faux » (les jeunes gens au volant sont plus accidentogènes que les vieilles dames dont la vue baisse et dont les réflexes s’émoussent, ce qui toutes choses égales par ailleurs, en nombre égal des uns et des autres sur les routes, est moins évident que ce que l’intuition suggère). Dans d’autres chapitres, Kahneman montre qu’elles se forment aussi à partir d’« effets d’ancrage », de « biais de disponibilité », etc.
Ce qui nous importe est moins cette problématique probabiliste que ce que Kahneman souligne en passant : en général, les stéréotypes sont fondés. Ils ne nous égarent pas.
Bien sûr, devant ce que nous connaissons mal (l’Autre, en général) comme devant ce qui est contre-intuitif, nous inclinons à nous former une représentation suivant notre intuition. Et nous nous trompons dans l’appréciation d’une forme, de proportions, de probabilités. Par exemple, la croyance spontanée qu’une moyenne décrit la situation d’une majorité des occurrences est un « biais », pour parler comme Kahneman, une erreur de jugement, un préjugé (le féminisme en est friand, et peu porté à le mettre en question).
Ce genre d’erreur peut occasionner pour les individus des mésaventures fâcheuses, mais le cas est rare ; en général, elles sont sans conséquences, car elles n’affectent que le champ du bavardage et de l’opinion.
La plupart des représentations qui nous viennent à l’esprit concernant des groupes sont du type de celles qui opposent les jeunes hommes et les vieilles dames sous l’aspect de la prise de risque (au volant ou ailleurs). Les Français ont ainsi des Allemands une vision « stéréotypique » d’un comportement social discipliné qui est rarement démentie parmi ceux que leurs occupations conduisent en Allemagne ou au contact des Allemands. Sans doute les Suédois ne considèrent-ils pas les Allemands de la même façon, parce que le conformisme social est en Suède encore plus prégnant qu’en Allemagne. Mais les Français fréquentent moins les Suédois que les Allemands, ne serait-ce que parce que les Allemands, en plus d’être immédiatement leurs voisins, sont aussi plus nombreux. Le stéréotype français pour les qualifier leur convient donc mieux qu’aux Suédois, et à juste titre.
Mais au fond, les « stéréotypes » ont surtout pour caractère de n’être intrinsèquement ni vrais ni faux. Un stéréotype est tout autant l’un ou l’autre, vrai et faux. Il trouve à s’illustrer autant que le trouve la proposition inverse de ce qu’il dénote. « Tel père, tel fils », « À père avare, fils prodigue »… Le stéréotype est propos d’almanach, morale de la fable, sagesse des nations. Sa véracité est sans importance. Il est ambivalent, équivoque, polysémique et de valeur instable, selon les positions de discours ou les stratégies d’énonciation[4].
Vive les stéréotypes !
Dans la perspective de Kahneman, qui n’est ni sociologique ni anthropologique, ce qu’est un stéréotype ne fait pas question, et le caractère aporétique de la notion est sans importance. Pas davantage ne s’intéresse-t-il à l’aspect idéologique éventuel de ce type de fondement à l’intuition (par exemple l’éventualité qu’un stéréotype de juste inspiration dans un exercice probabiliste soit largement réprouvé comme insultant pour un groupe).
A contrario, dans la perspective sociologisante de la « critique des stéréotypes », ce qui est dénoncé n’est pas le risque d’une erreur de jugement mais l’assignation supposée à un rôle social ou à un mode de comportement.
La stéréocritique féministe ne s’intéresse qu’aux stéréotypes auxquels elle peut – puisqu’on parle d’assignation – assigner une intention normative, en en déniant la valeur descriptive. Ce déni nous renseigne sur un de ses traits majeurs : son manichéisme sous-jacent, trait commun aux idéologies politiques totalisantes depuis le XIXe siècle : rien ne peut être à la fois mauvais et bon, et tout est mesurable à l’aune du bien et du mal (selon la croyance idéologique à l’œuvre : diamat léniniste, racisme biologique, jdanovisme, islamisme …).
Que la fonction descriptive des stéréotypes nous soit indispensable, les prosélytes de la stéréocritique doivent parfois le concéder : nous ne pouvons pas vivre sans rapporter les nouveautés microscopiques de chaque jour – comme les événements majeurs – aux catégories préconstruites qui résultent de notre expérience, de notre éducation, des ajustements culturels dont nous sommes en permanence les objets et les acteurs.
Force est alors à la plume militante de le reconnaître. Ainsi celle de Claudine Liénard][5], citant le non moins militant Patrick Scharnitzky : le stéréotype est un « outil indispensable de notre fonctionnement psychique ». Mais la concession coûte à la verve épuratrice de ces auteurs, qui amendent aussitôt leur propos par une pirouette typique de la pensée aporétique, le changement de registre : les « stéréotypes » ne sont pas forcément mauvais, mais leur « usage » peut être néfaste[6]. Voilà le stéréotype un instant revêtu de l’innocence de l’outil : on peut tuer avec un marteau ou s’en servir pour construire un abri… Il serait en somme à disposition dans les rayons du grand magasin de bricolage à quoi s’apparente l’humaine condition, selon une puérile conception instrumentale du langage.
Mais il n’y a pas de langage dissocié, pas plus qu’il n’y a de sociation sans langage, et sans langage déjà élaboré. La langue n’est pas un amas de signes organisables par une grammaire transcendante, une boîte de mots sous une boîte de règles, elle comprend toujours un corpus d’agencements eux-mêmes recombinables, d’énoncés plus ou moins prêts à l’emploi[7], produits d’une civilisation ancrée dans l’histoire. Cat il n’y a pas de temps zéro de la langue.
Chaque langue à sa façon singularise le monde, chacune vise à distinguer en nommant, la distinction du féminin et du masculin variant avec chacune selon son génie propre. Autant d’architectures de langue d’où peuvent résulter mille objets assimilables à des stéréotypes, dès lors que de tels énoncés sont engagés dans des situations structurantes pour les identités subjectives, à l’expression desquelles ils contribuent, sans leur être exclusifs (sinon, ils ne seraient pas compris des autres, ils ne seraient que glossolalie obscure).
Qu’adviendrait-il d’un langage expurgé de tout stéréotype, d’un langage transparent, strictement dénotatif ? Il serait exsangue. Qu’est-ce qui peut être garanti exempt de biais stéréotypiques dans le langage, et qui pourrait fournir des énoncés recommandables à substituer aux stéréotypes honnis ? Rien. Qu’est-ce qui y prétend ? Une monotypie scientiste, la langue morte du pouvoir.
L’expérience ordinaire (« Je ne doute pas des intentions amicales de Paul, quoique au fond je ne puisse rien en savoir absolument ») n’est pas remplaçable par l’expérience scientifique (« Il est absolument sûr que sans autre additif les mêmes proportions d’acide éthanoïque et d’éthanol dans le tube produiront toujours une odeur de colle »). Elle lui est peut-être inférieure par la fiabilité, mais elle est largement supérieure par l’usage que nous en avons pour inférer, deviner, énoncer, adhérer, et communiquer avec les autres.
Les stéréotypes comme celui des jeunes hommes et des vieilles dames font écho à une forme d’expérience ordinaire – tout le monde connaît ou a connu, ou pour certains sont ou ont été, des jeunes hommes ou des vieilles dames –, ou ils font écho à une expérience rapportée (quelqu’un qui n’est jamais allé à Naples ni à Berlin mais qui tient les Napolitains pour plus enclins à la conduite à risque que les Berlinois). Ils sont plus ou moins fondés, mais dans tous les cas également exposés à la contradiction (« La plupart des jeunes conducteurs sont prudents, à Naples comme à Berlin…). Parce qu’ils n’expriment qu’une fréquence ou un probabilité relative.
Il n’entre d’ailleurs pas moins de stéréotypes dans le « nous » (qu’il soit sexué, national, linguistique, culturel, socioprofessionnel…) que dans le « vous » auquel il s’oppose. De stéréotype, c’est-à-dire de mythe. La connaissance que pour eux mêmes ont d’eux-mêmes les groupes sociaux[8] est toujours de l’ordre du mythe (« Nous Français », « Nous cheminots », « Nous Lensois », « Nous les femmes »[9]…), pas de la connaissance positive, encore moins scientifique. Et heureusement. Heureusement que le social ne dépend pas de la science ou prétendue science, et même qu’il lui résiste, comme il résiste aux taxinomies bureaucratiques (« les 15-25 », « les seniors », « les SDF », « les PMR », etc.). Avec plus ou moins de bonheur, car l’entreprise politique de nommage exerce un travail inlassable pour appuyer les politiques publiques sur des fictions péremptoires.
[1] Daniel Kahneman, Thinking fast and slow, Penguin Books, 2011.
[2] Ibidem, p.151. La traduction française donne un indigent « représentativité » pour representativeness, où il faut plutôt entendre « vraisemblance a priori », affinité, ressemblance qui porte à assimiler deux problématiques et à conjecturer. Ou encore, comme Claudine Lienard sans y prêter assez attention (« Les stéréotypes sexistes, outils de discriminations des femmes et des hommes », CEFA asbl, Université des femmes, Louvain-la-Neuve, 2009, http://is.gd/t145fi.), « catégorisation par similitude ».
[3] Autre exemple – qui n’est pas de Kahneman : les « stéréotypes nous trompent s’ils nous portent à juger d’écarts de salaires en négligeant la structure de l’emploi.
[4] Les énoncés fabriqués à visée de propagande par les appareils politiques, et contrôlés par eux, tels qu’en ont produit les totalitarismes du siècle dernier, mais aussi ceux, plus bénins, qui servent de marqueurs aux partis démocratiques contemporains, ne sont pas du même ordre de langage que ce qui est visé ici comme gibier de la stéréocritique. Ils lui sont même antinomiques. La « lutte contre les stéréotypes » est un slogan politique, réductible à sa visée instrumentale, comme l’ « éradication des koulaks » ou la « réforme de notre modèle social », etc.
[5] Claudine Lienard, « Les stéréotypes sexistes », op. cit.
[6] « Les stéréotypes, comme tous les outils, sont utiles ou nocifs selon leur usage et l’intention derrière cet usage », ibidem.
[7] Les clichés littéraires (« elle lui adressa un regard langoureux… ») n’en sont qu’un aspect épiphénoménal, dont nous sommes tentés à mauvais escient de projeter sur toute espèce de discours le régime d’invalidité : parce qu’en littérature, où la singularité créative et la construction réfléchie sont attendues et tenues pour légitimes, le cliché est l’indice du médiocre ; transposée dans le social, cette appréhension esthétique propre à l’habitus des classes savantes ne peut plus viser à rire du médiocre (la société n’est pas une œuvre), et se recycle en stigmatisation du mal.
[8] On parle ici des groupes doués d’un « pour soi », pas de ceux qui ne résultent que d’une objectivation limitée aux conditions d’une observation en surplomb, tels que les agrégats de consommateurs d’un produit (hors rares succès des marques à y fédérer des « communautés »), les classes d’âges démographiques (hors âges scolaires), etc.
[9] On se demandera ailleurs ce que recouvre le mythe du « Nous les femmes » porté par la querelle féministe.
Bonjour,
Excellent site, merci ! Pas encore reçu de menace de mort pour atteinte à l’idéologie féministo-victimaire ? (comme Erin Pizzey et tant d’autres en ont subit)
Constat : comme il n’y a pas de discrimination faite au hommes (postulat), il n’y a pas de financement disponible pour des études sur ce sujet.
Je n’en connais qu’une, à relativiser dans ces conclusions (très modérées) compte tenu de la domination outrancière de l’idéologie féministe dans les facs de sociologie : L’enquête de Thomas Léonard et Maxime Lelièvre, qui ont assisté aux comparutions immédiates de 1228 prévenus et comparé les peines prononcées à l’encontre des délinquants présentant des profils identiques (même délit, même passé judiciaire, même nationalité, même situation face à l’emploi). Enquête publiée dans l’ouvrage collectif Penser la violence des femmes, sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Pruvost (Éd. La Découverte).
Les conclusions des deux chercheurs sont sans appel :
« Les décisions prises à l’encontre des femmes tendent clairement vers la clémence »
L’absence la plus criante est celle d’études sur le traitement des pères au sein de l’institution judiciaire, un traitement incroyablement violent où prévaut très largement la présomption de culpabilité des pères accusés par les mères (une attitude parfois ouvertement revendiquée par les juges !)
A noter, la sortie récente d’un documentaire sur les hommes dénonçant la domination idéologique du féminisme par une féministe (Cassie Jaye) cherchant à comprendre et dont le point de vue critique va évoluer au cours de la réalisation : The red pill
Bon courage
Merci pour votre lecture et pour les précieuses références que vous mentionnez, dont le modeste artisan de ces pages n’avait pas connaissance – mais s’amendera bientôt.
Non, pas de menaces, si l’on peut dire sans insulter l’avenir !
Bien à vous