“Les femmes ont mieux géré le Covid” (misère de la sociologie)

“Les femmes ont mieux géré le Covid” (misère de la sociologie)

Au creux estival de la pandémie, les médias ont relayé avec complaisance les conclusions d’une étude pour le Center for Economic Policy Research et le Forum économique mondial, qui paraissent accablantes pour la gent masculine : « Il est clair que les pays dirigés par des femmes s’en sont mieux tirés. » Une étude ad hoc à visée de propagande qui aboutit pourtant à des conclusions indigestes pour le logiciel néoféministe.

Il y a un lien entre le nombre de morts par Covid et la promptitude des gouvernants à avoir instauré le confinement des populations, et celle-ci a différé selon que les gouvernants étaient des hommes ou des femmes. Supriya Garikipat, de l’université de Liverpool, et Uma Kambhampati, de l’université de Reading, deux économistes orientées “gender & cultural studies”, ont abouti dans un étude [1] à cette conclusion après avoir recueilli des données dans des pays dirigés respectivement par des hommes et par des femmes. Ce faisant, elles ont été conduites à illustrer l’hypothèse d’une plus fréquente aversion au risque chez les femmes, qui aurait porté les dirigeantes concernées à confiner plus tôt.

Avant d’établir la supériorité des femmes dans la prise de décision devant le virus, elles ont déployé une batterie de calculs sur indicateurs d’où elles ont conclu à la neutralité de facteurs sociaux sous-jacents, susceptibles de constituer autant de biais de sélection.

Les deux autrices passent d’abord rapidement sur un autre biais méthodologique, dû à la taille de l’échantillon constitutif du groupe testé – seulement 19 pays sont dirigés par des femmes. Un biais qui disparaît avec le groupe de contrôle, 174 pays. (Réduit à la taille du groupe testé, cet échantillon de contrôle en partagerait la fragilité sous ce même critère. Mais tel quel, neuf fois plus gros, il est plus exposé à intégrer incidemment des variables déterminantes absentes ou quasi absentes du groupe testé. Passons.)

Un choix de variables discutable

L’étude porte sur deux variables dépendantes, le nombre de cas de Covid et le nombre de décès. Elle retient d’abord quatre variables susceptibles de constituer un facteur explicatif sous-jacent à la supériorité politique des « 19 » : le PIB par tête ; la taille de la population ; la part de la population urbaine ; la part de la population de plus de 65 ans (à un autre stade, l’étude s’en tiendra à la taille de la population de vieux dépendants). Des variables qui s’imposent, surtout les deux dernières, compte tenu de ce qui est connu du virus, de sa propagation et de ses effets.

À ces quatre variables de base, les deux chercheuses en ont associé trois autres : les dépenses annuelles de santé par tête ; le nombre de touristes dans le pays ; « l’égalité de genre ».

La première est incontestable, quoique insuffisante à juger de la qualité d’un système de soins.

Pour la deuxième, on voit mal les raisons qui a poussé à s’en tenir aux « touristes », dans une affaire où les flux de populations jouent a priori un rôle éminent, comme si les migrations n’étaient que touristiques.

Les autrices justifient la troisième variable par le scrupule méthodologique d’éprouver l’hypothèse que « les pays qui ont des institutions plus favorables à l’égalité entre les sexes pourraient être ceux qui élisent une femme à leur tête, et que c’est l’égalité des sexes en général qui y prévaut plutôt que cet exécutif féminin [qui les distingue face au virus] ». Autrement dit, si la féminisation (l’« égalité » dans les attendus de l’étude) de la société est une barrière contre les effets du virus, celle du sommet de l’État est anecdotique. Plus il y a de femmes à tous les échelons du pays, mieux ça marche, etc.

L’étude s’appuie, pour classer les pays, sur « l’indice d’égalité » de l’« Institut européen pour l’égalité de genre » [2].

Au terme d’une série de calculs de covariance, les chercheuses concluent qu’aucun de ces facteurs ne varie de façon étroite avec l’une ou l’autre des deux variables dépendantes, le nombre de cas de Covid et le nombre de décès.

Les comparaisons de pays sont établies selon la méthode « du plus proche voisin » : l’étude compare un pays avec un autre, ou deux, ou trois, qui appartiennent à la même zone géographique, ce qui permet de minimiser les écarts de résultats dus à des dissemblances culturelles qui seraient innombrables. La méthode a l’avantage de minimiser le biais évoqué plus haut à propos de la dissymétrie des tailles d’échantillon entre groupe test (les 19) et groupe de contrôle (les 174).

Oubli de l’institutionnel

Mais entre la France et l’Allemagne, pour ne citer qu’elles, le plus proche voisin peut être fort dissemblable, par des caractères institutionnels où le sexe ne joue aucun rôle. Les deux chercheuses ont négligé trop de plausibles facteurs sous-jacents. Elles auraient pu s’interroger sur :

  • ce que recouvre « diriger un pays », tant il peut y avoir de dissemblances entre les systèmes institutionnels et partant entre les capacités politiques, pour un chef d’État ou de gouvernement, à exercer un contrôle effectif sur la politique sanitaire qu’il impulse ou ne fait qu’accompagner ;
  • l’organisation des systèmes hospitaliers, la chaîne de décision qui les commande, et les moyens dont ils disposent (pour la variable dépendante « mortalité » surtout) ;
  • l’organisation de la dépendance avec les équivalents des Ehpad français et leur couverture, en proportion de la corésidence avec des proches et de l’aide prodiguée par eux ;
  • la taille des ménages ;
  • le type de sociabilité, plus ou moins festive ou tactile, dimension culturelle que le filtre du plus proche voisin ne neutralise pas (difficile à modéliser).

Sur le premier de ces points, celui du contrôle effectif par l’exécutif, l’étude s’en tient non à un facteur institutionnel mais à un effet institutionnel, qu’elle érige en facteur efficient, et qui, certes, met tous les pays sur le même plan : la promptitude à décider du confinement de la population.

Sous cet aspect, les comparaisons sont faciles à faire : il y a eu moins de morts quand cette décision a été prise tôt, et il apparaît que les dirigeantes ont été plus promptes à la prendre que les dirigeants. La comparaison souffre néanmoins du biais de taille d’échantillon côté « exécutif féminin » (19 pays, vs 174).

Rien ne permet d’affirmer que si les pays qui ont confiné plus tôt avaient été dirigés par des hommes le moment de cette décision aurait été différent. Le contexte et le mode de prise de décision attachés à un système institutionnel n’y auraient pas été foncièrement différents ; la même haute administration, les mêmes autorités médicales, auraient produit les mêmes expertises et les mêmes recommandations ; les mêmes pouvoirs locaux et les mêmes intérêts économiques auraient exercé les mêmes pressions, etc. Peut-être que la décision de confiner aurait été prise plus tard, peut-être pas, c’est pure spéculation.

Diversité des fonctions et des prérogatives…

Les 19 sont-ils tous mieux classés que les 174 ? Si certains des 174 sont mieux classés que certains des 19, est-ce bien parce que la décision de confiner y a été prise plus tôt ?

Garikipati et Kambhampati négligent de le préciser, comme de donner la liste des pays étudiés, au moins celle des « 19 dirigés par des femmes », laissant l’impression que leur article se dérobe à la simple vérification des faits. En l’occurrence, on voit mal pourquoi. Pour le premier semestre 2020 la liste des pays concernés doit être la suivante[3] : Allemagne, Finlande, Islande, Danemark, Norvège, Estonie, Serbie, Slovaquie, Belgique, Géorgie, Namibie, Éthiopie, Aruba, Barbade, Îles Marshall, Nouvelle-Zélande, Taïwan, Singapour, Népal, Bangladesh, liste d’où aurait été retranché Taïwan, non pris en compte faute de données compatibles.

Et nous en revenons à ce que signifie « diriger un pays » : cette liste exhaustive de « femmes qui dirigent » mélange les fonctions de président et de Premier ministre. Dans le cas le plus fréquent ici d’un régime parlementaire, c’est le chef du gouvernement qui dirige, mais certains régimes parlementaires ont un président relativement fort, s’il est élu au suffrage universel. Comment supposer qu’une décision aussi lourde que le confinement de la population ait pu être prise partout uniment entre les deux têtes de l’exécutif lorsque celui-ci est mixte ? Quelle a été la part dans la décision de la présidente slovaque ou de la présidente estonienne, etc. ? Questions ignorées.

Aporie idéologique

La revue des 4 + 3 variables explicatives conclut donc qu’aucune n’explique la supériorité des « 19 » quant à la létalité du virus.

Par exemple le PIB per capita est sans effet discriminant : riche ou pauvre, un pays est à peu près indifféremment armé pour limiter la mortalité due au virus ; ce qui importe est que les bonnes décisions aient été prises à temps (pour la mortalité seulement : l’étude mentionne que cette réactivité du politique n’est pas pertinente sur le nombre de cas).

Idem pour le facteur « égalité ». Les deux chercheuses auraient-elles voulu démontrer qu’un système social plus favorable à l’ascension des femmes ne produit aucun bénéfice collectif en termes de santé publique qu’elles ne s’y seraient pas prises autrement (une pierre dans la jardin du “care”).

Mais dès lors, tous ces facteurs sous-jacents neutralisés, la différence de comportement face au risque entre les femmes dirigeantes et les hommes dans les supposément mêmes fonctions devient centrale.

En apparence du moins. Car on retrouve ici le biais de taille d’échantillon : les hommes au pouvoir qui ont décidé de confiner tôt auront peut-être obtenu le même résultat que les femmes, mais ce résultat probant est de leur côté noyé dans la masse des 174 pays où le confinement a été trop tardif. Pour invalider cette réserve sur les conclusions de l’étude, il faudrait établir que la totalité des 19 exécutifs féminins se situent au-dessus (toutes choses égales d’ailleurs selon les 4+3 variables de test) des 174 exécutifs masculins. Ce que l’étude ne montre pas, puisqu’elle compare globalement le petit groupe des 19 à celui des 174.

Mais revenons-en à cette raison efficiente de la différence « genrée » de comportement : l’hypothèse, solidement documentée par ailleurs (l’étude en fait état), d’une plus grande aversion au risque chez les femmes.

Sans entrer dans ce débat – besoin de sécurité et empathie plus marqués chez les femmes du fait de leur rôle dans la reproduction –, il faut remarquer l’aporie idéologique où conduit cette étude.

Si nous parlons prudemment de fréquence de l’aversion au risque, l’étroitesse de la population examinée par Garikipati et Kambhampati, 193 dirigeants dont 19 femmes, est insuffisante à illustrer une analyse fréquentielle. Du coup, l’hypothèse d’un différentiel d’aversion au risque ne peut être avancée que comme résultant d’une différence entre les sexes qui serait de nature.

De cette aporie, les deux chercheuses essaient de sortir en faisant valoir que la décision de confiner était aussi une prise de risque économique. Elles invoquent des études qui établiraient une plus grande aversion au risque chez les hommes dans ce domaine. Mais arrivées à ce point, la confusion s’installe : car les études alléguées ne traitent pas de la responsabilité politique devant l’économie, mais de l’attitude spontanée devant un risque de gain ou de perte financière personnelle dans une situation de loterie. Tout autre chose, donc : l’économie n’est pas assimilable à la roulette.

L’incertitude, en effet, n’est pas le hasard. Les deux chercheuses ne s’en formalisent pas plus que ça. Elles tiennent le point de la moindre aversion des femmes au risque économique pour acquis, et lui trouvent un renfort dans d’autres études qui montreraient, à l’inverse, que dans des situations d’incertitude les hommes sont plus confiants que les femmes dans leur chance de réussite, et que devant le risque d’un désastre il mettent de la « colère » là où les femmes mettent de la « prudence ». Et d’en appeler aux déterminants neurobiologiques de l’empathie, qui finissent de convaincre le lecteur d’une vérité immémoriale : on ne devient pas femme, on l’est en naissant.

Déclin de l’Université (considérations prosaïques)

Pour plaisante que soit la seule conclusion solide, quoique involontaire, de cette étude, reste à en interroger les motivations. Le déploiement d’un apparat mathématique ne suffit pas à établir l’absence d’effet des variables sociales sur les écarts de diffusion et de létalité du virus entre pays au printemps 2020, puisque le choix, la définition et la portée des variables sont contestables. Mais mille autres études souffrent des mêmes travers. Il n’y a pas qu’en France que sous l’emprise de la doxa les sciences sociales sont tombées dans un état de morose décrépitude : absence de curiosité et d’interrogation de la posture observante [4], confusion entre technique et méthode, application routinière de procédures…

Cela tient aussi à la condition universitaire. Il faut bien faire chauffer la marmite. Mesdames Garikipati et Kambhampati sont en butte comme tout le monde à l’injonction venue des chaires américaines, déclinée avec plus ou moins d’aménagements selon la résistance des institutions universitaires nationales : publish or perish. La pandémie Covid leur a offert sans solliciter trop d’effort un sujet mainstream propre à leur valoir à bon compte l’approbation de leurs pairs, mais aussi une inespérée gloriole dans un public plus vaste. Ça ne se refuse pas.

Le plus souvent, ce genre d’étude académique n’est pas accessible au profane à la première publication ; c’est sans doute plus vrai en France que dans le monde anglo-saxon, mais la rétention initiale a les mêmes motifs partout : pourquoi s’exposer à la critique de francs-tireurs incontrôlables ou au mésusage de la presse, quand le jugement entre pairs, à charge de revanche, suffit à l’avancement des carrières ? Si l’on n’a pas sous le coude la matière d’un livre bien charpenté susceptible d’intéresser un éditeur, le format de l’étude en trente pages suffira à la marmite. Il ne faut que le réitérer souvent.

Mais il y a ici forte apparence de commande, assortie d’une feuille de route, par le Center for Economic Policy Research et le Forum économique mondial, qui explique la large diffusion dès publication, et désigne la visée propagandiste. L’autonomie intellectuelle de l’Université y avait-elle encore quelque chose à y perdre, ce n’est hélas pas sûr. On en est du moins heureux pour les deux hardies chercheuses de Liverpool et de Reading : elles peuvent se reposer un moment sur ces lauriers.


[1] https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3617953

[2] https://eige.europa.eu/fr/in-brief. Cet organisme dépendant de Bruxelles répond au credo que « l’amélioration de l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’UE permettrait de créer jusqu’à 10,5 millions d’emplois supplémentaires d’ici à 2050 ». Son « indice » est d’un caractère composite qui n’autorise guère a priori son utilisation comme déterminant sanitaire : « une approche intersectorielle qui montre comment le fait d’être une femme ou un homme se combine à d’autres facteurs tels que l’âge, l’éducation, la composition de la famille et la parentalité, le pays de naissance ou le handicap », cela dans « six domaines clés : le pouvoir, le temps, le savoir, la santé, l’argent et le travail ». Incidemment, pour ce qui est de l’accès aux soins, les conclusions de l’EIGE (cf. https://eige.europa.eu/publications/gender-equality-index-2017-measuring-gender-equality-european-union-2005-2015-main-findingsà), fondées sur des enquêtes de déclaration de pratiques (donc assez fragiles), ne font rien apparaître de très saillant qui distinguerait les sexes dans les vingt-huit pays de l’UE (enquête 2015) : à peu près, là où le système de soins est performant il profite aux deux sexes ; là où il est faible, les deux sexes en pâtissent. En revanche la Suède, qui présente un « indice d’égalité » composite plus élevé que la Grèce, a aussi un meilleur système de santé.

[3] Cf. entre autres sources de presse – heureusement ce genre de sujet fait un bon marronnier – https://parismatch.be/actualites/politique/358625/seulement-21-pays-sont-diriges-par-des-femmes-dans-le-monde-carte-interactive.

[4] On s’est à raison moqué des excès du « d’où tu parles » qui a marqué l’Université des années soixante à quatre-vingt. Ce ne serait pourtant pas du luxe d’y revenir un peu. Les précautions en la matière sont totalement absentes des productions “cultural & gender”. Sans surprise : leur posture académique ne peut pas être interrogée avec des attendus de méthode, puisqu’elle est morale.

3 réflexions sur ““Les femmes ont mieux géré le Covid” (misère de la sociologie)

  1. Pingback: Revue de presse du 22 novembre 2020 – p@ternet

    • N’étant ni québécois ni masculiste, je suis bien en peine de vous répondre. J’ai cru comprendre que la société nord-américaine est assez fracturée pour que s’y soit constitué ce que vous dites. Et il me semble que le bancal néologisme « masculinisme » vient du Québec. La Belle Province a eu la langue plus heureuse !
      Merci de votre visite, bien cordialement.

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