Remarques sur un idéologème – 5. Passerelle gauche-droite pour un discours de classe

Remarques sur un idéologème – 5. Passerelle gauche-droite pour un discours de classe

 

Avec l’invention du stéréotype, l’idéologie féministe est devenue accueillante aux sensibilités de droite. Or cette qualité de passerelle  gauche-droite répond à un enjeu majeur de légitimation des classes dirigeantes.

Jusqu’à une période assez récente où le féminisme était essentiellement marqué à gauche, l’invocation accusatrice du « système » suffisait à expliquer que des acteurs s’obstinent à des comportements aux effets défavorables à leur groupe. Si tant de femmes choisissaient d’embrasser des professions notoirement moins rémunératrices que d’autres que se disputaient les hommes, c’est que « le système » les y inclinait.

Or l’invocation magique du système ne convenait pas aux franges de l’opinion publique marquées à droite, traditionalistes, libérales ou conservatrices, que réunit la conviction qu’aucun système n’efface la responsabilité individuelle.

Avec l’invention du stéréotype, la difficulté est levée, et l’idéologie féministe devient accueillante aux sensibilités de droite. Car si les « stéréotypes de sexe » sont conciliables avec la paranoïa systémique (« Les stéréotypes sont des éléments de tout un système qui produit les inégalités de sexe… »)[1], ils existent aussi bien par eux-mêmes, isolément les uns des autres.

Par exemple, à l’entrée de telle profession peu féminisée, c’est un « stéréotype » ad hoc qui va être réputé dissuader l’ambition féminine, et il ne sera pas forcément opérationnel dans une autre profession : s’il y a peu de chirurgiennes, ce sera à cause du « stéréotype de l’émotivité féminine » ; mais ce n’est pas le même stéréotype qu’on accusera de barrer aux femmes l’accès à la recherche en astrophysique[2], etc.

Ainsi, la dénonciation des stéréotypes peut s’abstenir d’avouer un « système ». Au fond, ça ne change pas grand-chose. C’est toujours une instance hypostasiée, « stéréotype » après « système », qui soutient la raison policière. Mais la substitution d’un pluriel à un singulier satisfait au scrupule de ceux que rebute un déterminisme social strict. Les libéraux-conservateurs ont donc pu adopter le kit de la stéréocritique.

À bon escient, car cette qualité de passerelle idéologique gauche-droite répond à un enjeu majeur de légitimation des classes dirigeantes.

Dramatisation instrumentale

L’éventualité qu’un stéréotype particulier dissuadât les femmes de travailler à l’entretien de la voirie avec un marteau-piqueur n’est en effet guère interrogée par le zèle dénonciateur et déconstructeur. Ce qui compte, c’est ce qui se joue à l’entrée des professions et des fonctions auréolées de prestige social ou de revenus supérieurs. Ce qu’il faut, c’est dramatiser l’enjeu de la « lutte contre les stéréotypes », pour montrer au peuple ébaubi que le haut de l’échelle est exemplaire et surtout qu’il est accessible, que la méritocratie fonctionne toujours, que l’ascenseur social n’est pas en panne. La preuve en étant la part croissante qu’y occupent les femmes.

Les « stéréotypes », leurs méfaits et le mérite de celles qui les ont combattus ont ici un rôle double : d’une part relativiser la raréfaction des occasions de mobilité sociale ascendante dans les classes populaires, et leur mise à l’écart de la mondialisation heureuse ; d’autre part renvoyer les mêmes classes populaires à leur avanie, en survalorisant un domaine et un angle d’observation « sociologique » où les classes dirigeantes sont sûres d’être toujours les plus vertueuses. Par la réduction des « stéréotypes de sexe », la légitimité des élites se donne en spectacle.

La « parité » dans les fonctions dirigeantes ou distinctives en haut de l’échelle sociale[3], à la tête des entreprises et sur les plateaux télé, dans les assemblées élues et les académies savantes, va corollairement être de plus en plus revendiquée comme l’indicateur irrécusable du succès dans la promotion des mérites individuels. Elle sera aussi l’indicateur majeur de la légitimité des élites endogames. À ce titre, elle s’analyse comme la consécration juridique (le comptage des sexes devenant opposable, la non-parité sanctionnable…) d’une réponse panique à la nécessité d’inventer quelque chose pour tenir le populaire.

Car la panique est là, née de l’inquiétude, chez les détenteurs de positions, quant à leur capacité à les justifier dans les termes du mérite, de l’expertise technico-économique, de l’exemplarité morale ou de l’onction démocratique : le grand public peut se laisser captiver par le défilé des starlettes du talk show, du magazine et de la téléréalité, il ne peut pas les considérer avec déférence, ni admiration ; le périmètre où le capitalisme demeure non entaché des errements financiers du management se rétracte ; le talent se dissout dans l’industrie de la distraction ; la participation aux scrutins et la fidélité partisane connaissent depuis quarante ans la fonte des glaciers… Les élites politiques doutent, et sont de plus en plus tentées par les solutions autoritaires : vote obligatoire[4], parité, contrôle social toujours plus étroit sous couvert de lutte antiterrorisme, de mariage pour tous ou de santé publique. La nervosité gagne les élites économiques, et les élites culturelles sont déboussolées comme jamais. Problématique très tocquevillienne de l’égalité revendiquée par les mandants vis-à-vis de leur mandataires, les consommateurs vis-à-vis des marques, le public vis-à-vis des people, bref, les subordonnés, toujours plus bruyamment tentés par l’insubordination, la désaffection, la révocation de mandat[5]

Postures avantageuses

La parité fait à cet égard figure d‘astucieuse trouvaille, même si les élites inquiètes ne rêvent pas sérieusement d’y parvenir partout. Peu importe si l’obligation de résultat est relative, puisqu’elles seront toujours les plus allantes et les plus bruyantes pour faire valoir le moyen symbolique d’y atteindre : la « dénonciation sans relâche des stéréotypes ». Obligation de moyen en quelque sorte, dont elles se flattent à bon compte.

L’imposition de la parité est moins aisée à la tête des entreprises que dans les assemblées élues, soumises au seul caprice du législateur, mais elle l’est bien plus dans les grandes (pas de réelle difficulté dans les conseils rentiers des sociétés anonymes) que dans les petites. Hors des grandes organisations, la stéréocritique a elle aussi plus de mal à trouver des relais complaisants. Dans la plupart des entreprises, petites ou moyennes, de l’industrie manufacturière, du commerce et de l’artisanat, où les modes managériales ne brillent que par intermittence voire pas du tout, elle ne peut miser que sur l’hypothétique désœuvrement d’une aussi hypothétique représentation syndicale pour espérer passionner les esprits[6]. Mais peu importe, puisque les dirigeants de PME comptent rarement parmi la jet-set. Mieux : en paraissant à la traîne de l’innovation « sociétale », ils tendent à l’élite économique un miroir encore plus flatteur.

Laquelle élite s’y mire complaisamment. Des multinationales spécialistes de la délocalisation fiscale, de grands donneurs d’ordres qui pressurent leurs sous-traitants, des champions de la « propriété intellectuelle » capables de traquer jusqu’à le déposséder de son état-civil un particulier qui porte le nom d’une marque qu’ils ont déposée, des professionnels de la discrimination et du harcèlement antisyndical, se voient décerner des trophées et des labels pour leurs « programmes » internes à l’encontre des stéréotypes et en faveur de la parité…

Dans certains pans de la nouvelle économie, le terrain est plus contrasté. D’un côté, l’univers mental des créateurs d’entreprises inspirés par le numérique est exempt des « stéréotypes » d’ordre professionnel visés par la police féministe autant qu’on peut l’être, car leurs entreprises ne sont pas porteuses d’une mémoire d’emplois sexués. D’un autre côté, le caractère sexué – des entreprises parfois autant que des emplois – est frappant à l’observation : ici le territoire très masculin de l’ingénierie informatique et financière, avec des startups créées par des hommes ; là celui du RH, du marketing, de la « RSE » ou de la communication, hautement féminisé. La nouvelle économie où s’épanouissent les jeunes pousses du service aux entreprises, c’est un peu Mr Geek & Mrs Coach. Mais dans un cabinet de « coaching RSE » comme dans une plate-forme de service web, la parité des emplois est-elle vraiment un sujet ? Pas davantage la stéréocritique ne réussit aussi facilement que le voudraient ses promoteurs à y intimider les consciences. Elle a besoin des hiérarchies justifiées par le management, récit en surplomb et système de croyance globalisant, pour s’immiscer, culpabiliser et punir. À son tour elle les justifie, sans rien leur coûter, dans leur passion du « changement » (mantra du management) indispensable à justifier la permanence de leur accaparement de la richesse et des positions.

Démagogie

La stéréocritique n’est pas propos fumeux, mais bien une arme, à défaut d’être une arme d’émancipation. La « lutte contre les stéréotypes de genre » (ou « de sexe », selon le distinguo byzantin introduit pat le HCEfh) est l’énoncé central du kit de substitution aux vieux récits politiques défaillants, c’est-à-dire jugés comme définitivement inaptes à surmonter la « crise de représentation » devenue un caractère stable des sociétés occidentales. Elle est (à côté des « impératifs de santé publique »)[7] l’une des seules dimensions et options phraséologiques par quoi la noblesse d’État peut légitimer sa position de surplomb social, au-delà de procédures (élections sans bourrage) toujours plus vides d’enjeu.

Purifier le monde des stéréotypes, loin de l’imagier historique de la « lutte des femmes depuis… » (au choix, Émilie du Châtelet ou Olympe de Gouges, les précieuses ou les suffragettes), est pourtant aussi une ambition de court terme. Car même si elle se rejoue inlassablement depuis des décennies et paraît devoir continuer à le faire longtemps, elle est commandée par les nécessités de l’action politique (Pascal eût dit mondaine) et de sa légitimation dans le court terme du calendrier des démocraties parlementaires, auquel elle doit pour une large part autant son instrumentalisation que sa subite fortune. Proclamer, dénoncer, occuper l’estrade, revendiquer le succès invérifiable d’une campagne de propagande, c’est toute l’agitation dont la république a besoin…

Une remarque encore : la dénonciation du stéréotype se prête d’autant mieux à la démagogie électorale qu’intellectuellement, surgeon tardif de l’avachissement de la pensée critique, elle procède de la croyance que l’archaïque et l’ancien sont tout entiers dans l’actuel, et que celui-ci est aussi malléable que transparent, qu’il est à loisir « déconstructible »[8]. Pour elle, il suffit d’une volonté politique[9] (ou selon le contexte d’une volonté managériale) pour le redresser, en en extirpant le ferment vicieux, cette résistante intuition ou observation empirique que le monde est sexué. Morne programme.

 

[1] Comme l’écrit le « Laboratoire de l’égalité » entre autres abstractions de plomb, in « Les stéréotypes, c’est pas moi… », op. cit.

[2] On apprend dans le rapport d’activité de L’Oréal que les bourses d’étude que dispense cette entreprise à des bachelières ont permis de « tordre le cou [sic] aux stéréotypes sur les femmes en science » (http://www.developpementdurable.loreal.fr/rapport.html).

[3] Voire comme alibi à certains niveaux modestes du secteur associatif, le conseil d’administration d’un club de foot amateur, par exemple. Mais dans cet exemple la motivation principale est autre, il s’agit de réduire et de tenir symboliquement à l’œil tous les lieux sociaux où s’affirme traditionnellement l’entre-soi viril. Le « Nous les femmes » du féminisme paritaire exige l’empêchement et la prévention d’un « Nous les hommes ».

[4] Gauche et droite commencent à y préparer le public : à gauche Jean-Luc Mélanchon, Claude Bartolone ou la fondation Terra Nova, à droite Chantal Jouanno ou les journalistes du quotidien L’Opinion Irène Inschauspé et Claude Leblanc, dans leur essai C’est pas ma faute (Cerf 2015).

[5] Ce que les « sciences de gestion » paraissent découvrir, à propos des phénomènes de consommation, avec l’idée de « résistance », selon un emploi assez candide du mot (cf. Dominique Roux, « Marketing et résistance du consommateur », Encyclopédie de la stratégie, Vuibert, 2014.

[6] La remarque vaut pour les rares représentants syndicaux de certaines grandes entreprises où ils sont en butte à toutes les formes de harcèlement et de discriminations, et qui ont des choses plus sérieuses à négocier, quand ils peuvent espérer négocier quelque chose : chez Amazon par exemple, réputée pour ses plateformes logistiques où les employés vont travailler la peur au ventre (cf. Jean-Baptiste Malet, En Amazonie, Fayard 2013 – à commander chez l’éditeur à l’adresse http://www.fayard.fr/en-amazonie-9782213677651).

[7] Le sanitaire s’entend ici comme vecteur majeur de contrôle social.

[8] Puisqu’elle se croit autorisée des finesses derridiennes pour ce lourdaud chamboule-tout…

[9] L’invocation du surmoi collectif en quoi consiste le slogan du tout-est-politique, avec l’emphase sur le pouvoir de la volonté, est un marqueur fort des idéologies totalitaires.

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