“Le féminisme et ses ennemis”, remarques à la marge sur une paranoïa ordinaire

“Le féminisme et ses ennemis”, remarques à la marge sur une paranoïa ordinaire

Dans sa recension d’un ouvrage collectif intitulé Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui (Puf, 2019), un article de La Vie des idées du 18 novembre signé Tristan Boursier (Cevipof) livre un condensé éloquent de l’aplomb académique inspiré par le préjugé militant.

Les lignes qui suivent ne font que commenter cet article de LVDI[1], qu’il est recommandé de lire avant pour leur bonne compréhension.

Dès le titre de l’article notre recenseur et chercheur (Sciences Po Cevipof) prête d’emblée des « ennemis » à la matière qu’il défend. Pourquoi cet apparat guerrier ? « Contradicteurs » ne conviendrait-il pas mieux ? Ce serait pour l’auteur déjà accepter de discuter leurs raisons. Scrupule superflu avec un ennemi : on le combat, et dans la joute intellectuelle le combat se résume souvent au discrédit et au procès d’intention.

Et l’on devine que va de soi pour lui la portée heuristique du terme « masculinisme ». Terme impropre, le dira-t-on assez. (Se calant sur « féminisme », il faudrait parler de masculisme, ou opter pour fémininisme. Ce barbarisme nous vient du Québec, d’où sont originaires deux des codirecteurs de l’ouvrage recensé, sous l’influence de l’anglais : ce n’est pas dans les départements de pseudo-science genriste qu’on s’attend à trouver les Québécois les plus soucieux de préserver leur souveraineté linguistique.) Mais terme surtout polémique, qui vise à embarquer dans une logique militante opposée toute critique de l’idéologie féministe, à instituer toute raison contradictoire en idéologie hostile. Bref, un terme qui vise à s’inventer et à dénoncer des ennemis.

Poursuivons avec l’article de Tristan Boursier.

« Il est parfois tentant d’oublier que le féminisme est toujours confronté à des opposants influents et puissants. »

On ne risque pourtant pas d’oublier un tel mensonge, puisque les féministes le resservent ad nauseam. Mais c’est faire beaucoup d’honneur aux « ennemis » que de leur prêter tant d’influence. Le féminisme est aujourd’hui une idéologie officielle qui a arraisonné toutes les ressources de l’État régalien ; il a pour lui la force, les centres de production idéologique, la plupart des grands médias, il est revendiqué et partagé par toutes les grandes institutions et organisations publiques et privées. Je mets au défi Tristan Boursier d’en nommer une (institution, entreprise…) en France qui prétendrait y déroger ; on attend la démonstration de sa « puissance » et de son « influence » et de sa capacité à se soustraire aux sommations féministes. Tout acquis au propos des auteurs qu’il recense, quand Boursier leur prête le mérite de combattre cette « influence » et cette « puissance », il se moque des lecteurs. Il sait bien que cette « puissance » et cette « influence » sont peu de chose, et que la dissymétrie est à l’envers de ce qu’il prétend. Le pouvoir persécuté par le dissident, le fort effrayé par le faible : le procédé prête à sourire chez un Didier Deschamps avant un match France-Moldavie, chez un universitaire il est simplement malhonnête.

Voyons plus loin.

« [Dans l’ouvrage] les discours antiféministes sont examinés tantôt comme des phénomènes historiques, tantôt comme des manifestations sociologiques, tantôt comme des stratégies politiques. »

Mais en aucun cas comme des objections énoncées dans le cadre de discussions rationnelles. S’agissant du propos de l’ouvrage, et si l’on peut faire crédit à Boursier d’en avoir correctement résumé l’intention, il y a déjà un enseignement à tirer, quant à sa position de discours. « Phénomènes historiques »« manifestations sociologiques » et « stratégies politiques » sont des objets constitués, construits et appropriés par le surplomb de l’Homo academicus et à son avantage : il y a longtemps que le déconstructionnisme académique se dispense de se demander et d’indiquer, lui, d’où il parle. Il parle au nom de la vérité académique (qui coïncide incidemment avec le bien et avec le juste des cercles militants où il se rend après les cours). La réification de ce dont il parle sous les espèces des « phénomènes », des « manifestations » et des « stratégies » est une esquive qui se pare de l’impératif méthodologique, n’offrant aucune matière au questionnement, et cela semble aller de soi pour le recenseur de LVDI comme pour les auteurs du livre recensé.

Approximations et tautologies

« Une première distinction apparaît donc puisque l’antiféminisme est plus large que le masculinisme. Ce dernier va non seulement s’opposer au féminisme, mais également promouvoir les “droits des hommes” dans une société jugée dominée par les femmes. »

Il y a en effet une distinction à faire entre les deux notions, antiféminisme et « masculinisme ». Quoiqu’elle soit de plus en plus théorique, tant l’hubris féministe excelle à les confondre : toute critique du féminisme étant diabolisée et ses auteurs renvoyés à la fantasmagorie d’une hostilité prédatrice à l’endroit des femmes, la défense d’une simple position de discours s’apparente de plus en plus à celle d’un « droit des hommes », en l’occurrence celui d’exprimer des vues différentes (droit qui inclut celui des femmes rétives à la doxa).

« L’antiféminisme et le masculinisme s’incarnent dans des acteurs très différents. Ils sont souvent associés aux mouvements nationalistes et d’extrême droite. »

Admirable mauvaise foi. Si l’auteur de l’article ne fait là que relever les apparentements auxquels procèdent les auteurs du livre, il n’y voit nulle matière à s’interroger, et renforce le trait : la diversité des ennemis d’abord mise en avant est immédiatement suivie de leur reductio ad hitlerum.

Pas tout à fait ? Boursier ajoute : « D’autres sont issus de courants politiques éloignés de la droite. C’est le cas de la pensée de Proudhon. » Est-ce le meilleur exemple ? Il y a eu autant sinon plus de proudhoniens à droite qu’à gauche dans la pensée française du XXe siècle, et Proudhon se contrefichait de se classer à gauche. Passons cette négligence à notre expert de Sciences Po.

« Le point commun entre ces acteurs, aussi divers soient-ils, est leur volonté de conservatisme. Comme le souligne Diane Lamoureux, ce conservatisme se caractérise par une réticence aux changements brusques. »

On brûle de lire cette dame Lamoureux. Bourdieu se moquait de la sociologie de Lazarsfeld et de sa propension à expliquer le conservatisme par la « résistance au changement », l’opium qui fait dormir parce qu’il contient des vertus soporifiques. La tautologie a une riche descendance.

« Une dimension conservatrice toujours bien présente. Au cours des chapitres, trois stratégies de camouflage ressortent. »

Le conservatisme étant ici d’une part présumé comme caractéristique de l’antiféminisme, d’autre part préjugé comme abominable et inavouable, il ne peut faire l’objet de la part de ses partisans que de stratégies de dissimulation. L’entrain paranoïaque du critique se déploie sans bornes.

« Les groupes de défense des “droits des pères” vont revendiquer un désir d’égalité pour faire valoir un droit à voir leur enfant, contre une justice qui serait biaisée en faveur des mères. »

Toute appréhension collective des « droits des pères » est tenue ici pour illégitime per se. Comme toute possibilité de se référer à une communauté de condition. Seules des femmes sont réputées légitimes à se revendiquer d’un « #NousAutres ».

« [Les féministes] seraient allées trop loin et n’accepteraient pas l’idée que l’égalité est déjà là. Cet argument est souvent associé avec une logique néolibérale. Ainsi, l’oppression est individualisée et les femmes sont rendues personnellement responsables des inégalités structurelles. »

« Associé » par qui ? Les « ennemis » du féminisme, s’ils ne sont pas des « nationalistes » de « l’extrême droite », seraient du moins des milton-fridmaniens. Et le féminisme, aujourd’hui le premier auxiliaire idéologique du management capitaliste dans la mobilisation au travail, référence revendiquée et professée par tous les gourous de la « RH », serait la défense des femmes contre les abus du néolibéralisme. Plus c’est gros…

Mais voyons la suite. On y retrouve l’aporie habituelle de la doxa féministe.

Procès d’intention et vanité exégétique

La confusion entre des différentiations d’agrégats résultant d’effets de structures et des inégalités touchant des personnes, est, on l’a montré, au fondement de la rhétorique féministe touchant le travail et les rémunérations. Cette « confusion des ordres » (Pascal) est ici embrassée sans retenue.

Tristan Boursier semble assimiler à la « logique néolibérale » tout écart à une égalité paritaire théorique de pratiques et de conditions, et toute approche sociologique des trajectoires individuelles. Et il interprète tout écart comme l’effet d’une « oppression ». Pure spéculation, qui sera par hasard juste ici et inepte ailleurs. Et ignorance du fait que des écarts se jouent dans les deux sens, par rapport aux moyennes fétiches de la gnose statisticienne.

Personne ne saurait tenir « les femmes » pour « personnellement responsables des inégalités structurelles » puisque « les femmes» sont un agrégat qui par définition n’a rien de « personnel », ni n’exerce aucune responsabilité. Pas davantage une femme personnellement qualifiée n’est « responsable » même d’une part d’un effet de structure. La notion de « responsabilité » est simplement ici dénuée de toute valeur.

« Les féministes contribueraient à la marchandisation du corps des femmes et elles ne considéreraient pas suffisamment la violence faite aux femmes lorsqu’elle est produite par les femmes elles-mêmes ou par les immigrés. »

Nous renvoyons à notre article sur le « syndrome de Cologne », sur ce point qui n’est pas développé dans l’article de Boursier.

« On commence à connaître les structures des discours masculinistes. »

C’est la minute comique. Il faut imaginer le patron de bistro qui jette un regard à gauche et à droite, et se penche vers l’habitué par-dessus le bar, le torchon à la main : « On sait qui… » Les ennemis n’ont qu’à bien se tenir : si notre recenseur commence à connaître les structures, il va finir par comprendre ce qu’ils disent.

« Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri repèrent dans la conclusion trois façons dont les féministes réagissent : ignorer, et se concentrer sur la défense de leur lutte plutôt que sur ses adversaires ; réagir de manière ponctuelle ; ou dédier son action à lutter contre les antiféministes, en créant une sorte de contre-contre-mouvement. »

Une chose est sûre. L’ignorance l’emporte parmi ces « façons de réagir ». En pratique, il est à peu près impossible d’échanger avec des féministes des arguments rationnels. On n’y est jamais convié, ou on abandonne de guerre lasse, ou encore on s’emporte devant la mauvaise foi et la sottise en bandoulière, à ses risques et périls, car veille la police du langage (demandez à Finkielkraut, tombé dans le piège de l’agression par De Haas sur un plateau télé).

« Il s’agit de pouvoir déconstruire les discours antiféministes. »

Il s’agirait en effet de pouvoir. Pas sûr que Tristan Boursier en ait les moyens.

« L’unité des antiféministes se fait avant tout dans leurs luttes communes (…) qui sont parfois l’occasion d’intersectionner leurs haines en accumulant les discours oppressifs. »

« Intersectionner » ! On se demande comment s’y prend ce garçon pour couper son pain. Mais voilà le mot « haine ». Quoi d’autres que la « haine » pourrait animer des « ennemis » ? « Haine » aurait manqué, tant le mot est devenu indispensable à la rhétorique de l’intimidation, elle arrive dans la conclusion. On est presque consolé d’avoir été privé de « nauséabond ».


[1] Sans préjudice de ce que contient l’ouvrage collectif qu’il recense (plus de cinq cents pages dues à quatorze auteurs sous la direction de Christine Bard, université d’Angers, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, l’un et l’autre de « l’Institut de recherches et d’études féministes » de l’Université du Québec à Montréal).

4 réflexions sur ““Le féminisme et ses ennemis”, remarques à la marge sur une paranoïa ordinaire

  1. Pingback: Revue de presse du 18 janvier 2020 – p@ternet

Laisser un commentaire