
« Dénoncer sans relâche les stéréotypes »[1] est la mission que revendiquent hautement le HCEfh et autres « Laboratoires de l’égalité ». Mais en pratique, dénoncer quoi, et à qui ?
« Stéréotype » désigne des énoncés (« des représentations schématiques et globalisantes, des croyances largement partagées »)[2], mais la dénonciation des stéréotypes ne s’intéresse pas à la question de savoir qui les énonce, et même s’ils sont effectivement énoncés (depuis quel extérieur, disions-nous). L’enquête sur la réalité et les conditions du recours au stéréotype dans le discours des acteurs est tenue pour superflue. Qui l’emploie, dans quelles circonstances, à l’appui de quel propos, selon quelle fréquence, etc., tout cela n’est pas sujet à interrogation sérieuse.
Tout au plus l’appareil de propagande, soucieux de cohérence, scrute ses ramifications, comme par ces études savantasses portant sur la distribution des rôles « genrés » dans la production télévisuelle, tout à trac publicité et feuilletons populaires[3]. Au besoin, il invente un prétendu stéréotype que personne n’entend énoncer mais dont il a besoin pour sa démonstration. Ainsi le « Laboratoire de l’égalité » fabrique-t-il « Les femmes ne sont pas ambitieuses », dont l’existence et la diffusion massive sont nécessaires à l’explication des « discriminations » aboutissant au fait que « 83 % des cadres dirigeants sont des hommes »[4]. À ce stéréotype générique présupposé seront assimilés ad libitum, selon le besoin, la petite phrase tirée de son contexte ou le tweet équivoque d’une personnalité plus ou moins en vue, propos attaqué moins pour ce qu’il dit que pour ce qu’il est censé relayer un propos générique, et en toute négligence des circonstances où il est tenu.
Le modus operandi de la stéréocritique est celui du procès d’intention visant incidemment un locuteur particulier mais principalement un locuteur absent, au mieux identifié comme « la société » ou « le patriarcat », « le système », procès redoublé par le procès d’intention. En l’absence d’une connaissance positive des groupes, positions, intérêts sociaux qui en seraient les porteurs, la dénonciation des « croyances » est donc elle-même une « croyance largement partagée » en une génération quasi transcendante de discours sans porte-parole. Bref, un « microsystème sémiotique-idéologique sous-jacent » (sous-jacent à l’idéologème « stéréotype »)
La « déconstruction », elle, s’arrête à la dénonciation, elle s’y épuise. Et on l’a dit, la dénonciation drapée de l’arme de la critique se fait bientôt délation, l’œuvre de contrôle social finissant par se judiciariser. La vocation déconstructrice façon HCEfh est policière.
Quand la stéréocritique dit : « je dénonce un stéréotype », elle affirme « je me tiens du côté du vrai ». Et elle s’y tient par une lecture littérale, intégriste. Si un énoncé ne dit pas sur un groupe intégralement le vrai, alors il doit être faux et mérite d’être dénoncé comme stéréotype. La dénonciation repose sur la chimère d’une position neutre d’où pourrait s’énoncer une définition des groupes sociaux axiologiquement exempte de tout préjugé, de toute subjectivité, en quoi elle relève des superstitions scientistes. Ensuite, elle institue comme déviant l’écart à cette définition – qui est en général une absence de définition – dont la semi-cléricature de la « lutte contre les stéréotypes » a le monopole. Absence de définition, car le censeur a le souci de ne pas s’exposer au reproche qu’il dénonce, et il ne peut l’éviter s’il risque un énoncé positif décrivant un groupe, toute description, littéraire, sociologique, symbolique, etc., étant nécessairement réductrice, ne serait-ce que du fait de l’impossibilité pour le langage de ne pas être métaphorique.
La mission déléguée en France par l’État au HCEfh – ailleurs à d’autres officines du même genre – s’apparente ainsi à l’« analyse stigmatique »[5] au sens de l’interactionnisme symbolique. Elle produit la déviance en l’épinglant, et reproduit le social sous le jour menaçant d’une parole dangereuse. Le désignant ainsi, elle le reproduit comme assujetti à la surveillance étatique, ne lui laissant pas d’autre option que de s’enrôler à son tour dans l’œuvre dénonciatrice, puisque tout type d’énoncé autre que ceux consistant à dénoncer les énoncés réducteurs peut être tenu pour suspect. Avec la lutte contre les stéréotypes, le social est axiologiquement suspect.
C’est bien ce que revendique le « Laboratoire pour l’égalité » : « C’est souvent de manière inconsciente que nous utilisons et diffusons les stéréotypes, même quand ils nous concernent. C’est pourquoi les révéler pour les neutraliser demeure d’une actualité urgente ! »[6] Par quel mystérieux sortilège le fait de « révéler » les stéréotypes pourrait-il les neutraliser ? Que signifie « neutraliser » : les laisser en l’état mais réduits à l’inactivité ? Il semble que le rédacteur ait sciemment évité d’écrire « détruire », comme si dans un éclair de lucidité l’éventualité de représentations sociales exemptes de « stéréotypes » lui avait paru chimérique, sinon périlleuse. Mais à se contenter de « neutralisation », qu’est-ce qu’il engage ? Un combat de tous les instants toujours recommencé, une rééducation infinie pour réduire nos « manières inconscientes ». Le projet est bien celui d’un contrôle social de type totalitaire.
Mais la culpabilisation et la fragilisation des individus par les appareils de contrôle ne servent pas à les soumettre au seul aplomb majestueux de la parole étatique. À la « lutte contre les stéréotypes » se sont depuis longtemps converties les organisations bureaucratiques privées du secteur marchand. Cette « lutte » fait partie des moyens de gestion du « capital humain », le bétail salarié auquel s’applique le génie de la fonction « RH ». C’est ainsi qu’au chapitre « Favoriser la diversité dans les process RH [sic] afin d’accroître les motivations et la compétitivité », de ses « propositions », l’ANDRH proposait en 2012 de « former les recruteurs à la lutte contre les stéréotypes » (non limités aux stéréotypes de sexe) ou de « mettre en place une campagne nationale de déconstruction des stéréotypes (orientation sexuelle, âge, origine, sexe…) »[7].
Bienveillance des stéréotypes
Prenons l’énoncé « les hommes ne sont pas multitâches », mis en avant avec roublardise dans le « rapport » du HCEfh, vaisseau amiral de la stéréocritique qui n’aurait jamais eu un commencement d’existence s’il ne s’était agi que de « stéréotypes » supposés dépréciatifs pour le sexe masculin. Voilà donc une sentence réputée à bannir.
Sauf que les hommes, eux, ne se plaignent pas de ce stéréotype. Même, ils en rient volontiers, avec les femmes qui les moquent en l’énonçant : « Les hommes ne sont pas multitâches » fait un aimable propos de table. `
Mais il est plus que cela. En situation professionnelle, c’est une politesse que de l’énoncer à l’endroit de quelqu’un qui s’est montré malhabile, une façon d’alléger le poids de sa responsabilité personnelle, d’en relativiser l’effet, et aussi de réaffirmer la solidarité de la communauté de travail. « Tu t’es planté parce que tu faisais autre chose en même temps, que tu pensais à autre chose : les hommes ne sont pas multitâches »… La profération du stéréotype ici expulse l’erreur, la faute, bref le mal, dans le domaine de l’impersonnel ; elle a dans l’ordre symbolique l’effet de l’expulsion du bouc émissaire et son efficace. Elle est acte de civilité, acte qui tient directement sa potentialité du caractère indissociable de la civilisation et du langage.
Dans la même situation professionnelle, l’énoncé par un homme à l’endroit d’une femme de la formule « les femmes et la technique… », théâtralement apitoyée, ne vise à rien d’autre qu’à cet effet.
Or c’est précisément ce que le management pourchasse comme un désordre inadmissible, lui qui instaure des procédures à la place de la langue vivante, spécialement en ce que sa vocation est d’évaluer des personnes. Procédures permanentes de notation avec indicateurs clés de performance (« KPI » dans la novlangue), homogènes et propres sur elles, taillées pour la quantification et la modélisation sans lesquelles une grande organisation ne saurait faire valoir ses mérites en « responsabilité sociétale ». L’opération générale de culpabilisation menée sous les auspices de la stéréocritique ne vise à rien d’autre qu’à faciliter la normalisation du langage sur les terrains toujours accidentés et toujours potentiellement conflictuels de l’entreprise et du travail. La stéréocritique est un collaborateur ardent du management.
Dans les énoncés du type « vous les hommes », « vous les femmes », la vérification du bien-fondé de l’assertion importe moins que l’énonciation pour elle-même, la position de discours, discours qui vaut reconnaissance de l’altérité, façon de la nommer, qui entre au fondement du procès de civilisation des rapports entre les sexes. Sans mots, sans noms que le locuteur s’approprie, modèle, adapte, triture, fait siens, la bestialité a tôt fait de se faire sentir. Or les énoncés normalisés ne sont pas appropriables. Ou surtout ils ne sont pas : la stéréocritique n’a rien à proposer comme substituts aux énoncés plus ou moins maladroits mais socialisés qu’elle s’évertue à criminaliser. Là où elle passe, il n’y a plus qu’à se taire.
[1] « Les stéréotypes de sexe doivent être combattus sans relâche », in Rapport relatif à la lutte contre les stéréotypes, HCEfh 2014, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/144000624/index.shtml.
[2] http://www.andml.info/Portals/20/content/Actu%20Focus/stereotype_filles_garcons.pdf.
[3] Voir par exemple Bricqmont « Formation sur les stéréotypes sexistes et sexuels en publicité », université de Québec.
[4] Laboratoire de l’égalité, http://www.andml.info/Portals/20/content/Actu%20Focus/stereotype_filles_garcons.pdf, p. 11.
[5] http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2008-1-page-183.htm
[6] Laboratoire de l’égalité, http://www.andml.info/Portals/20/content/Actu%20Focus/stereotype_filles_garcons.pdf, p.3.
[7] Association nationale des directeurs en ressources humaines, http://www.andrh.fr/l-actualite/liste-des-actualites/propositions-de-l-andrh-2012.