Facteurs structurels négligés – 1. Qualifications

Facteurs structurels négligés – 1. Qualifications

L’économie des qualifications et de leur distribution par types d’entreprises n’intéresse pas la pseudo-sociologie « genriste » du marché de travail. Et pas davantage ce que révèlent les négociations collectives : l’absence, en France, à qualification égale, de discrimination récurrente au détriment des femmes.

Une bévue courante en sociologie consiste à négliger la liberté de l’acteur dans la fascination du système, à oublier que les stratégies individuelles produisent le système en même temps qu’elles en subissent la contrainte. Sur le marché du travail, les places ne sont pas autoritairement prescrites (ce ne serait plus un marché), elles sont fonction de choix individuels sous contraintes exogènes (sans lesquelles ce ne serait qu’un marché).

Pour les uns, ces contraintes ne laissent que l’illusion d’un choix ; pour les autres elles entrent en considération et en combinaison dans l’agencement prospectif d’un plan de carrière. La plupart de la population active a connu divers degrés d’autonomie entre les deux pôles. En ce qu’elles peuvent s’entendre comme des facteurs de reproduction (à l’instar du capital culturel transmis par le milieu familial), les contraintes exogènes qui orientent la conduite des acteurs affectent des classes, des groupes repérables dans la verticalité de la société, bien plus que les sexes.

Le fait que les femmes soient surreprésentées dans certaines professions ou dans certains profils d’entreprises, dans certains statuts salariés, par rapport à des hommes issus des mêmes milieux qu’elles est objectivable. L’hypothèse que s’exercerait de façon souterraine, symbolique ou stéréotypique, une espèce de dissuasion dans les professions où elles sont sous-représentées ne peut s’envisager sans prendre en considération en même temps l’hypothèse complémentaire que cette distribution résulte d’une réticence qui, par la fréquence de sa manifestation, serait propre aux femmes[1].

Dans une étude de 2008 (les Ecarts de salaires entre les hommes et les femmes en 2006 : des disparités persistantes)[2] la Dares se risque à écrire que « les choix d’orientation scolaire conduisent aujourd’hui encore les filles vers des domaines moins rémunérateurs que ceux vers lesquels se dirigent les garçons », ce qui expliquerait que les femmes, quoique plus diplômées que les hommes « ne tirent pas le même bénéfice de leur niveau de diplôme ». Si prudemment qu’elle soit évoquée, cette hypothèse de bon sens ruine l’idée que prévaudrait une discrimination salariale des femmes au travail : celles qui ont fait les choix d’orientation vers les domaines les plus rémunérateurs n’y sont pas traitées différemment des hommes, toutes choses égales par ailleurs. C’est ce « toutes choses égales par ailleurs » que la Dares, dans le même document, oublie de prendre en considération, de façon à faire tenir son propos dans le moule du discours dominant, et à conclure que les effets de structure n’expliquent que le « tiers de l’écart salarial ».

Ainsi, dans le tableau qu’elle présente des écarts de salaire horaire entre les hommes et les femmes, chacun des critères passés en revue (CSP, secteur ou taille de l’entreprise…) ignore l’effet caché des autres. Il en résulte un effet d’illustration éloquent : de quelque façon qu’on considère la chose, les femmes sont toujours moins payées. Éloquent mais trompeur.

La puissance des effets de structure cachés se devine, a contrario, à la lecture de la partie du tableau déclinant l’écart hommes-femmes de salaire horaire selon la taille de l’entreprise : cet écart est le plus faible dans les entreprises les plus petites de la base d’observation (10 à 49 salariés), c’est-à-dire dans celles où la combinaison des effets de structure, étant plus limitée, est moins susceptible de produire l’apparence d’une inégalité de traitement. Dans les grandes entreprises, les multiples combinaisons entre effets de structure, parmi une population pus nombreuse, débouchant sur des moyennes par poste ou fonction, rend peu lisible le rôle de chaque facteur ; ces moyennes ont l’air de résulter de discriminations. Dit autrement, les effets de structure les plus visibles expliquent plus immédiatement les disparités salariales dans les petites organisations, où ces disparités résultent moins de combinaisons complexes (de type qualification du poste versus qualification du titre, ou ancienneté dans la fonction versus ancienneté dans l’entreprise) et s’appliquent à une population elle-même moins composite.

Plus s’affinera la grille de lecture des revenus salariaux, par la prise en considération précise des métiers, des postes et des fonctions, avec les qualifications intrinsèques qui y sont attachées (d’où découlent leurs rangs respectifs dans les attentes de l’entreprise vis-à-vis des salariés), les qualifications extrinsèques des détenteurs (titres et diplômes) et les écarts entre les deux, plus se réduiront les apparences de disparité selon le sexe.

Malheureusement – ou opportunément pour la doxa féministe –, l’appareil descriptif habituellement mis en œuvre pour juger des « inégalités » entre les sexes au travail ne va pas au-delà, on l’a vu, des grosses mailles de la CSP. Au mieux la même étude de la Dares[3] s’intéresse-t-elle aux « ouvriers », « employés », « professions intermédiaires » ou « cadres », et à ceux des uns et des autres ayant des « fonctions d’encadrement », par contraste avec les ressortissants des mêmes catégories qui n’en ont pas, sans définir ni ce que le terme d’encadrement recouvre (nature des responsabilités), ni son périmètre (nombre de personnes encadrées). L’économie des qualifications n’intéresse pas la sociologie « genriste » du marché de travail.

Les négociations d’entreprise, source d’information négligée

Or la possibilité d’un examen sérieux de la distribution des salaires par sexes et par qualifications existe. Elle réside dans le recours aux conventions collectives de branches, qui distinguent des qualifications assorties de minima salariaux, et à leur mobilisation dans le cadre des négociations annuelles obligatoires (NAO) entre employeurs et syndicats de salariés[4].

Il est bien entendu que toutes les entreprises ne sont pas exposées à l’obligation de négocier chaque année, après un examen systématique de la distribution des salaires et de leur évolution, sous l’exigence de dénoncer les manquements aux principes légaux de non-discrimination. Les plus petites n’y sont pas astreintes. Et parmi celles qui le sont, bon nombre ne comptent pas de représentants syndicaux qualifiés pour négocier et, ce qui ici nous intéresse, pour conserver des données susceptibles d’éclairer les chercheurs.

Il faut se reposer sur l’hypothèse que ce qui s’y passe varie, dans un sens ou un autre, par rapport au périmètre des entreprises qui sont sous le projecteur des NAO, mais sans s’y opposer diamétralement. A moins de prêter aux syndicats une puissance qu’ils sont bien loin de tenir[5], l’hypothèse paraît assez prudente.

Les données que produisent les négociations annuelles dans les entreprises, bien que les confédérations ne se livrent pas à des agrégations systématiques par grandes catégories à l’échelon national, composent un paysage de disparités salariales qui ne dément pas celui qui ressort des enquêtes de statistique du type Insee-DADS, auxquelles les confédérations se réfèrent d’ailleurs volontiers[6]. En général et en moyenne, même si le tableau diffère avec les conventions collectives de branches, les femmes cadres gagnent moins que les cadres mâles, les ouvrières gagnent moins que les ouvriers, etc. Rien que d’attendu en fait de résultat : l’échantillon que constitue la population salariée visée par les NAO n’est que grossièrement représentatif, mais suffisamment large pour présenter des caractéristiques voisines de celles de la population totale de référence (ce qui par parenthèse confirme le bien-fondé de notre hypothèse). Il est donc le jouet des mêmes effets de structure.

Le constat des disparités hommes-femmes est volontiers relayé par les dirigeants des centrales, à qui il donne l’occasion de souligner, c’est de bonne guerre, qu’il faut remettre du grain à moudre. Ce faisant, les enquêtes syndicales, menées ainsi au niveau national interprofessionnel, alimentent le même artefact, le même illusionnisme des catégories et des moyennes. Car, a contrario, le porte-parole confédéral ne s’aventure pas à affirmer dans le détail qu’au coefficient 150 de la convention nationale de la chimie, ou qu’au coefficient 92 de la convention de la banque, des disparités hommes-femmes injustifiables ont été constatées et dénoncées comme telles par les représentants du personnel.

C’est que, en dépit du discours scrupuleux des confédérations, relayé à tous les échelons de leur organisation, le cycle des négociations se caractérise, entreprise par entreprise, par l’absence de différend, sans parler de conflit, motivé par des cas de discrimination salariale (entre autres discriminations) selon le sexe des salariés. Ce n’est pas faute de les chercher, et cette fois avec sérieux, au fin tamis des qualifications recensées par la convention collective (certaines réunissent des dizaines de qualifications assorties d’un indice) : rien n’y fait, ou pas grand-chose. Dans le cas contraire, la partie patronale serait promptement obligée de se justifier et de s’amender devant le scandale. Mais rien. Les délégués syndicaux seraient-ils bigleux ?[7] Ils n’ignorent pas que des conflits individuels sont susceptibles de se produire qui affecteraient plus spécialement les salariées, en particulier à l’occasion d’un congé maternité et de son éventuel prolongement – le fait est fréquent[8] –, mais ils ne constatent pas que cela introduise une distorsion notable dans la grille des salaires par qualifications et par sexes dans leur entreprise.

Le phénomène serait étrange s’il y avait discrimination. Car la recension et l’analyse de la structure de l’emploi effectuées dans les entreprises à l’occasion des NAO sont assez fines pour révéler des effets salariaux dus à des pratiques discriminatoires préjudiciables à des populations plus étroites que celles distinguées par le critère du sexe. A commencer par celle des représentants syndicaux[9].


[1] On pourrait parler d’habitus sexués devant le marché du travail pour approcher une économie des préférences et des motivations irréductible à une fantasmatique imposition dès l’enfance de rôles féminins ou masculins prescrits.

[2] 24 Les Ecarts de salaires entre les hommes et les femmes en 2006 : des disparités persistantes, http://www.travail-emploi-sante.gouv.fr/IMG/pdf/2008.10-44.5.pdf.

[3] 11. Ibidem, p. 7.

[4] Plus précisément la négociation particulière «  sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », généralement conduite en même temps que la NAO.

[5] Et qui leur permettrait de réduire, dans les entreprises où ils sont implantés, les ferments de discrimination qui agissent dans les autres.

[6] Par exemple le mémento à l’intention du négociateur syndical « NAO Ce qu’il faut savoir », CGT – Commission Salaires – rémunérations – pouvoir d’achat – pensions _ 27/01/12.

[7] Ou machistes. Il est vrai que ce sont souvent des hommes, et que les femmes se syndiquent moins. Quelque obscure machination les en dissuaderait-elle particulièrement ?

[8] Lorsque de tels faits sont portés par les syndicats au débit d’une direction générale ou d’une DRH indélicate allant parfois jusqu’à pousser la salariée à la démission ou à inventer un motif de licenciement ad hoc, ils ne se font pas faute, à juste titre, d’y donner la publicité que cela mérite. Relayées dans les médias, ces affaires frappent l’opinion ; pour autant leur fréquence et leur impact en termes de revenus distribués ne paraissent pas tels qu’ils exercent un effet structurel puissant sur la distribution des salaires entre sexes. A tout le moins, si l’on veut croire qu’ils le font, la démonstration devrait en être tentée sur des données quantitatives sérieuses. Après avoir circonscrit rigoureusement ce qui est effectivement du domaine de la discrimination : une perte d’emploi ou une rétrogradation hiérarchique à l’occasion d’un congé maternité de quelques mois, c’est une chose ; la suspension d’une évolution de carrière pendant les années que dure un congé parental, c’est est une autre. Il n’entre pas dans la présente discussion d’aborder les questions qui sous-tendent ce point : l’hypothèse du salaire maternel ou parental, la maternité et la naissance considérées comme un choix ou comme un risque…

[9] Cf. Thomas Breda, « Les délégués syndicaux sont-ils discriminés ? », La Vie des idées,  octobre 2011. Effet de structure incident : du fait de leur plus forte propension à s’engager dans le combat syndical, dans le secteur privé marchand, les hommes sont statistiquement plus exposés que les femmes de telles discriminations.

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